Un peu de philosophie ironique

À première vue, la philosophie est un genre littéraire plutôt opposé à l’humour, mais comme ce dernier est quand même une tonalité de la pensée, un certain rapprochement est peut-être possible. D’autant plus que l’humour peut aussi être une voie vers la sagesse et même vers certaines vérités.

Parmi les activités de la pensée qui sont les plus éloignées de la philosophie, la science est sans doute celle qui devrait figurer au premier rang. Les deux sont à la recherche de vérités, mais l’une en trouve et peut aussi les rejeter, tandis que l’autre doit se contenter de l’éternelle quête.

La philosophie a beaucoup plus de parenté avec l’art, car elle est d’abord une activité de création. Elle crée en toute liberté des objets mentaux portés par le langage, et elle s’en sert pour composer une musique des idées et des mots. Il s’agit bien sûr de musique classique, car la philosophie n’a jamais été spécialement populaire dans les classes populaires. 

Comme l’économie, la philosophie est une discipline qui s’est donné le même nom que son objet d’étude, de sorte qu’on ne sait jamais trop bien si les philosophes se consacrent à l’étude des philosophies ou bien à leur fabrication et à leur entretien.

La philosophie a aussi une parenté certaine avec les religions. Si elle ne crée aucun rituel, elle contribue fortement à la production des idéologies, la spécialité des grandes religions. Elle a permis l’éclosion du marxisme, mais sa plus grande gloire est sans doute la découverte des Lumières, celles qui continuent d’alimenter l’aura de l’Occident à ses propres yeux.

Si le philosophe Marx a prétendu que la religion est l’opium du peuple, on peut croire que la philosophie a aussi servi de cocaïne à l’aristocratie. Et comme les sciences humaines sont les filles de la philosophie, il serait fort étonnant que les fruits soient tombés loin du tronc.

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Robert M. Pirsig et les vérités alternatives

De la nocivité des vaccins jusqu’à la forme plate de la terre, la multiplication des vérités alternatives, parfois cautionnées jusqu’à la Maison Blanche, a de quoi nous intriguer et nous alarmer. Pour tenter d’y voir plus clair, Robert M. Pirsig nous propose une piste qui mérite d’être explorée. Dans son roman philosophique et autobiographique (Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, 1974), c’est la science elle-même qu’il cible : 

« En multipliant les faits, les données, les hypothèses, la science conduit l’humanité à des vérités multiples, indéterminées et relatives. Elle est à l’origine du chaos social, de l’indétermination des pensées et des valeurs, bref, d’une situation que la connaissance rationnelle était censée devoir éliminer. »

Les vérités alternatives

Il est sans doute excessif de tenir la science comme seule responsable de ces dérives que sont les vérités alternatives. Par contre, on conviendra que depuis quelques décennies, un très grand nombre d’études à statut scientifique ont été produites pour prouver l’innocuité du tabac et de nombreux médicaments et produits chimiques, ou démontrer que les gaz à effets de serre seraient sans conséquences sur le climat. Dès lors, on ne peut nier le fait que la science a souvent été mise au service de l’argent pour ainsi contribuer à « l’indétermination des pensées et des valeurs ». 

Si le règne de l’argent a pu mener jusqu’à l’appropriation privée des connaissances, il n’est pas le seul coupable. Par exemple, un grand nombre de scientifiques, y compris plusieurs Prix Nobel, se sont rangés dans le camp des climatosceptiques à partir de motivations plus idéologiques que financières. Les idéologies existent aussi et aucune d’elles n’a jamais pu être combattue par des arguments rationnels ou des données scientifiques.

Parmi les dérives de la science, on pourrait aussi examiner la liste interminable des disciplines qui se présentent maintenant comme des sciences. L’appétit pour ce label prestigieux a même permis le développement d’une religion appelée Scientologie. Tout cela suggère que la science aurait peu à peu dévié de son champ propre pour servir de caution à des vérités d’une autre nature. 

Ce que nous appelons « la science » est aussi un ensemble d’institutions sociales (universités, laboratoires, périodiques, organismes subventionnaires, etc.), un terrain où la raison doit composer avec les passions humaines et les mythes qui les alimentent. On l’a vu au 19e siècle dans l’opposition aux théories de l’évolution et au 20e, dans la résistance aux théories sur les changements climatiques découlant de l’action humaine.

Comme toutes les autres vérités, celles de la science ne peuvent être établies qu’après avoir été sanctionnées par un processus social, celui du consensus. La méthode scientifique commence avec des hypothèses et ne peut aboutir qu’à des théories, pas à des vérités. Ces « vérités » de la science ne sont pas inscrites dans le réel et simplement découvertes comme on découvre un continent. Pirsig prend l’exemple de la loi de la gravitation, qui est une création purement mentale et sociale, comme les mots ou les nombres, même s’« il nous semble tout naturel de penser [qu’elle] existait avant Newton », alors qu’elle pourrait être remplacée par une nouvelle théorie sans que le réel ait changé.

Quant aux vérités alternatives, ce sont des contre-vérités, mais elles sont de même nature que celles que la majorité sanctionne.

L’Occident, la Science et la Raison

L’Occident est la seule civilisation qui a choisi la Raison comme pivot de son identité, tout en consacrant la Science comme l’incarnation de la pensée rationnelle. 

La raison désigne d’abord une faculté mentale d’un cerveau humain, celle qui lui permet de produire des connaissances. Dans la culture occidentale, la Raison réfère en même temps à une entité abstraite conçue comme le fondement des vérités socialement sanctionnées et comme le socle de notre identité collective, construite en opposition au Mythe et à la Religion. 

Comme pour toutes les identités, il s’agit forcément d’une construction culturelle, mais dans ce contexte, l’individu occidental peut facilement se convaincre que sa raison, celle qui génère aussi sa conviction d’« avoir raison », se confond avec cette Raison trônant au cœur de son identité collective. On peut y voir une forme de fusion de l’individu avec sa culture, à l’instar de tous les humains, et ce en dépit de l’individualisme consacré comme l’un des deux axes fondateurs de notre identité, l’autre étant le matérialisme.

Ces deux piliers ont servi d’assises à nos nouvelles institutions. L’individualisme a donné naissance à la démocratie, au libéralisme économique et aux droits de la personne. Quant au matérialisme, il s’est d’abord incarné dans le développement technologique et la croissance économique illimitée. Plus en profondeur, il a imprégné jusqu’à notre conception de l’existence humaine, celle d’individus pensés comme des entités matérielles dont l’existence prend fin avec leur mort biologique.

Comme toutes les autres, la culture occidentale s’est construite dans un rapport d’opposition entre un Nous et un Autre, mais l’option de l’Occident a été de se définir en opposition à toutes les autres cultures. Comme toutes les cultures humaines sont des entités de nature sociale et mentale, jamais individuelle et matérielle, l’option de l’Occident faisait de sa culture une anticulture.

Si l’Occident a choisi de se définir ainsi, c’est surtout parce qu’il voulait en même temps être une transculture à prétention universaliste, soit une formule apte à assurer la gestion d’un ensemble d’empires multiculturels en voie de mondialisation sous sa gouverne. Sa formule individualiste/matérialiste lui permettait d’ignorer simplement cette diversité culturelle pour se contenter de gérer des individus et des rapports matériels, tels que le commerce ou la production de biens. Et cela après avoir tenté de convertir les peuples des colonies à sa religion et réalisé qu’il ne pourrait jamais convertir l’Inde ou la Chine.  

L’esprit des vérités alternatives

Pirsig raconte avoir voulu traquer ce qu’il appelait « l’Esprit de la rationalité ». On pourrait de même chercher l’esprit des vérités alternatives, même si nous affirmons ne plus croire aux esprits. 

L’élément nouveau des vérités alternatives est d’abord le fait qu’elles concernent des faits tangibles plutôt que d’autres types de vérités. Quant au consensus essentiel à leur genèse, il est réduit au minimum, celui d’une communauté virtuelle. De plus, il ne porte que sur l’étiquette apposée sur la nouvelle vérité, pas sur son contenu particulier. Par exemple, les anti-vaccins sont réunis sur la base d’une panoplie de motivations personnelles très diverses. Ce consensus virtuel, aussi superficiel et illusoire soit-il, n’en produit pas moins le même effet de consolidation que celui découlant des processus sociaux normaux.

Dès lors, l’existence des vérités alternatives reste surtout de nature individuelle, à l’inverse de celles de la science. Ce qui est partagé entre les membres des communautés virtuelles, c’est d’abord leur décision de se placer en position de dissidence et de rébellion. C’est notamment le cas pour les professionnels de la santé qui refusent le vaccin en se braquant contre des directives bureaucratiques parce que leur propre raison est trop souvent niée. Plus largement, cette réaction inspire tous les alternatifs et les réunit au sein d’une vaste communauté potentielle, un peu comme celle des athées.

Pour eux, l’essentiel est l’affirmation de la suprématie de leur libre-arbitre. Les alternatifs sont l’aboutissement d’une dérive de l’individualisme qui vient rompre l’équilibre entre cette valeur socialement centrifuge et l’effet centripète généré par la science. La religion a longtemps joué aussi ce rôle de ciment social, mais elle a peu à peu été confinée aux vérités de plus petites communautés. C’est maintenant le règne de la Science qui commence à être contesté.

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’une des vérités alternatives les plus répandues concerne la rotondité de la terre. Or cette vérité contredite est justement du même ordre que celle qui a amorcé le transfert du pouvoir de l’Église vers celui des nouvelles institutions de la science, après que Galilée ait été condamné pour hérésie par un tribunal ecclésiastique, en 1633, pour avoir confronté les vérités de l’Église en affirmant que la terre tournait autour du soleil.

En optant pour un tel cheval de bataille, ceux qu’on appelle les platistes ont choisi de mener une attaque frontale qui cible directement « l’Esprit » de la science, cette entité mystérieuse qui a fait l’objet de la longue quête philosophique de Pirsig et qu’il appelait aussi « le fantôme de la raison ». Il n’en a pas défini les propriétés, mais on pourrait fort bien y déceler les contours de ce qui a servi de mythe fondateur à l’Occident depuis le 18e siècle et que nous avons appelé « les Lumières ».

Dans son célèbre article (Qu’est-ce que les Lumières ?) publié dans un journal en 1784, le philosophe Kant définissait les Lumières comme étant « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. » Étrangement, on pourrait considérer que c’est exactement ce que font les militants des vérités alternatives, mais en inversant l’ordre des valeurs pour faire prévaloir la conviction individuelle d’« avoir raison » sur l’adhésion à un mythe collectif et identitaire.

Si la rébellion des alternatifs choisit des cibles irrationnelles, elle n’est pas pour autant dénuée de raison, car la raison et la science ne suffiront jamais à fonder une société et à assurer sa conduite. Si un cerveau humain est doué de raison, son carburant reste l’émotion, co-programmée par le langage des valeurs dans un parfait mélange de Logos et de Mythos. Or la science est totalement inutile en matière de valeurs, et si elle ne génère peut-être pas directement « l’indétermination […] des valeurs » dont parle Pirsig, elle est parfaitement impuissante à les créer, à les ordonner et à inventer les mythes qui les fondent.

En voulant retrouver une sorte de zen jusque dans l’art de l’entretien des motocyclettes, Pirsig voulait surtout faire place à un peu de vérité non scientifique. 

Texte publié dans le journal Le Devoir (12 février 2022)

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La nouvelle laïcité québécoise

L’identité des Québécois — les francophones — a d’abord été fondée sur la langue française et sur la religion catholique, de façon à délimiter la frontière du Nous en face du groupe dominant anglophone et majoritairement protestant. On invoquait aussi « la race », mais surtout en face des premiers habitants du continent. Avec la Révolution tranquille, le mouvement indépendantiste et la laïcisation des institutions publiques, la religion a été reléguée au second plan pour laisser toute la place à la langue. C’est la Loi 101 qui sera l’étendard de cette nouvelle mouture de l’identité québécoise.

Peu à peu, avec l’affirmation économique des Québécois, le rapport identitaire avec le groupe anglophone a changé, en même temps que l’immigration incluait de plus en plus de non Occidentaux. L’identité québécoise était encore à redéfinir. À ce moment, après l’attentat de 2001, l’invasion de l’Afghanistan et de l’Iraq et les attentats terroristes qui ont suivi, c’est surtout le Musulman qui servira à cristalliser l’image de l’Autre qui soit la plus opposée à celle du Nous. Un choix beaucoup plus issu de la dynamique sociale vécue en France que de celle vécue au Québec.

Pour construire la nouvelle version de notre identité en face de cette image des immigrants non-occidentaux que le Musulman incarnait, il était évidemment exclu de recourir à la race, comme les Allemands l’avaient fait avec les Juifs. La langue était aussi exclue, tout simplement parce que la majorité des immigrants musulmans étaient parfaitement francophones. C’est alors qu’a surgi, un peu comme par défaut, l’idée de refonder l’identité québécoise sur la religion, non pas en revenant à notre ancienne identité catholique, mais en utilisant le religieux pour définir l’Autre. Il nous suffira alors de redéfinir la laïcité comme une absence de religion, le nouvel étendard du Nous, alors qu’elle avait toujours été simplement un principe de neutralité de l’État face aux différentes religions. Nous venions de créer, en même temps que la France, une nouvelle variété d’humains dotés d’un cerveau irréligieux, et de nous en attribuer l’exclusivité.

L’opérateur de ce nouveau découpage de la frontière entre Nous et les Autres, ce sera une nouvelle version du mythe des Lumières, mais sans l’étiquette, c’est-à-dire une redéfinition de la Raison comme étant le fondement de l’irréligiosité et une redéfinition de la religion comme étant l’incarnation de l’irrationalité, soit une double équation qui n’existait pas au siècle des Lumières.

Un exemple assez éloquent de cette opération nous est fournie par un philosophe québécois réputé, Georges Leroux, que personne ne peut soupçonner d’être un identitaire nationaliste de droite ou un ennemi déclaré de toute religion. Il a pourtant reproché à un sympathisant des luttes politiques islamistes de « rejeter l’intervention de la raison dans tout ce qui concerne la doctrine religieuse » (Faut-il interdire les prédicateurs musulmans?, Le Devoir, 6 mars 2015).

Une telle proposition repose sur une double confusion, très largement partagée dans notre société. La première est celle entre le politique et le religieux, masquée derrière l’étiquette « islam ». Quant à la deuxième, elle se terre au coeur même de cette identité occidentale que partagent les Québécois. C’est la confusion entre un phénomène social et un phénomène individuel. Ce que nous appelons « la raison » ne sera jamais autre chose qu’une conviction personnelle, celle d’avoir raison. Le fait que l’ensemble des Occidentaux puissent la partager et en faire un mythe identitaire n’y change rien, car ce qui est partagé alors, ce n’est pas la raison elle-même, c’est cette conviction ou cette croyance, c’est-à-dire le mythe des Lumières. La nouvelle version laïciste de ce mythe va dans la même direction, celle d’une dérive encore plus poussée de l’individualisme, cette mutation culturelle dont les effets subjectifs cumulés permettaient de fonder la nouvelle culture occidentale en opposition à toutes les autres cultures humaines.

Comme le principe même de toute identité est de délimiter un cercle qui exclut ceux qui ne sont pas Nous, il fallait donc exclure certains de ces Autres définis comme irrationnels. Dans la vie réelle, cette exclusion restera limitée aux porteurs de symboles religieux dans l’exercice de certaines fonctions relevant de l’État québécois, mais dans notre conscience collective, elle pèsera de tout son poids symbolique avec la proclamation de la Loi 21, qui se voulait aussi emblématique de la nouvelle identité québécoise que l’avait été la Loi 101.

Fonder une identité sociale sur la langue, c’était référer à une composante essentielle de la culture, mais le faire sur l’illusoire absence de quelque chose — l’absence de toute religion —, c’est un choix qui peut difficilement donner une orientation claire à une société en quête d’identité. De plus, cette option anti-religieuse, pour être un peu cohérente et écarter les accusations de discrimination, devait inclure le rejet du Catholicisme. En excluant de « la société » la portion trop religieuse du peuple québécois, ce choix identitaire en excluait du même coup tous nos ancêtres et une partie significative des vivants. Un peuple sans véritables ancêtres peut-il vraiment prétendre être un peuple?

Il resterait aussi à démontrer comment la Raison opère pour générer rationnellement des passions identitaires aussi diverses et éphémères.

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Sur l’appropriation culturelle

L’usage de la notion d’appropriation culturelle a généré beaucoup d’incompréhension. L’une des sources de cette incompréhension est le fait que le mot « appropriation », en anglais, signifie surtout un emprunt sans permission, c’est-à-dire un vol, alors qu’en français, son sens principal est plutôt l’idée de « faire soi ». On a là deux connotations opposées, dont l’une évoque un crime, alors que l’autre est a un sens très positif, qui pourrait même inspirer une politique de relations interculturelles.

Au delà du vocabulaire, c’est aussi la définition de ce concept qui pose problème. La définition la plus courante de l’appropriation culturelle serait l’emprunt culturel fait par une culture dominante. Une telle définition en couvre très large et ne laisse pas beaucoup d’espace de vie aux Occidentaux, eux qui ont pratiqué le pillage ou l’emprunt culturel sur toute la planète. On peut le dénoncer, ce qui est déjà une prise de conscience essentielle, mais cela ne permet pas de fournir une ligne de conduite respectable quand on s’habille, qu’on mange, qu’on chantonne ou qu’on joue. Il serait aussi très difficile d’organiser un plan de restitution, sauf pour les objets matériels comme les œuvres d’art ou les pièces archéologiques.

L’incompréhension qui a marqué les échanges à l’occasion du boycott des spectacles SLAV et Kanata ne tient pas qu’à des problèmes de traduction ou de définition. Elle imprègne les perceptions différentes des militants et de ceux qui se voient accusés.

La notion d’appropriation culturelle est issue d’un courant intellectuel et militant, enraciné dans le contexte de la lutte des Afro-Américains contre le racisme qu’ils subissent toujours. Or l’histoire des rapports entre les colonisateurs européens et leur main d’œuvre africaine réduite à l’esclavage est à peu près l’exacte inversion d’une opération d’appropriation culturelle, que ce soit au sens anglais ou au sens français. Les colonisateurs ont cherché à détruire les cultures africaines le plus complètement possible car ils ne voulaient conserver que la force de travail. Ces cultures ont été niées et broyées de façon systématique, à un point tel qu’il serait difficile de dénicher un seul mot issu d’une langue africaine dans l’anglais américain. Si les Euro-Américains n’ont pratiquement volé aucun élément culturel africain, du moins au cours des premiers siècles, c’est que rien dans ces cultures n’avait la moindre valeur à leurs yeux. Ce qui a fait l’objet d’une appropriation (au sens anglais du mot), ce sont les Africains eux-mêmes, pas leurs cultures.

À première vue, cette considération pourrait même ajouter à l’incompréhension généralisée, mais de façon un peu étonnante, c’est au contraire ce qui pourrait nous permettre d’y voir plus clair et de saisir le point de vue de l’Autre, en l’occurrence l’Afro-Américain blessé par le racisme et révolté contre l’inconscience de la majorité dominante. La notion qui pourrait le mieux résumer cette histoire des Africains déracinés et déculturés, ce serait la notion de dépossession. Même si les Euro-Américains n’ont rien voulu assimiler de ces cultures, ils ont quand même tout fait pour en déposséder les Africains. Or si on adopte le point de vue des descendants de ces Africains, les sentiments évoqués par les souvenirs de cette dépossession sont les mêmes que ceux qui sont associés à une spoliation, un pillage, un vol ou une « appropriation », selon le sens dominant en anglais. 

Quant à la volonté des esclavagistes d’extirper toute trace des cultures africaines ou autres, on aurait tort de croire qu’elle se limitait à leur entreprise. Si leurs méthodes n’ont heureusement pas survécu, cela reste le souhait des groupes culturels dominants concernant les immigrants de culture non occidentale, et on se leurre beaucoup en pensant que ces derniers n’y verraient pour eux-mêmes qu’une promotion qui leur serait offerte. Dans un pays occidental, l’immigrant idéal devrait effacer et oublier sa culture, qui n’a pas vraiment de valeur ou même d’existence aux yeux de « la société d’accueil » et qui représente souvent même une menace. Quant à la politique d’« éducation » des enfants autochtones longtemps menée par des pays comme le Canada ou l’Australie, comment ignorer maintenant que son objectif central était celui d’une dépossession culturelle?

Par ailleurs, il y a aussi une mésentente concernant la nature même d’un emprunt culturel. Les Occidentaux ont le sentiment de faire preuve d’une grande ouverture aux autres cultures en adoptant des recettes de cuisine, des styles vestimentaires, des coiffures, des musiques, etc. En réalité, ils n’adoptent presque jamais un élément culturel au sens propre. Ils en empruntent certaines composantes matérielles, mais pas les contenus symboliques qui leurs sont associés et qui sont presque toujours remplacés par un contenu symbolique propre à la culture qui emprunte.

Cette composante symbolique des cultures étrangères est invisible pour n’importe quel humain, mais aux yeux de n’importe quel porteur d’une culture particulière, c’est ce qui en constitue l’essentiel. Ce sentiment de se faire voler son âme par des gens qui en ignorent même l’existence ou qui la dévalorisent de façon systématique a de quoi alimenter un fort sentiment d’aliénation et de frustration, qui s’exprime dans un mouvement de protestation contre de l’« appropriation culturelle ».

Il nous est très difficile de saisir le contenu symbolique des autres cultures sans passer par une démarche assez longue d’« appropriation », mais le fait d’ignorer ces contenus nous a conduits à assumer qu’ils n’existeraient même pas et que les différences culturelles se limitaient à ce nous pouvons voir de nos yeux. Le seul fait d’en reconnaître l’existence et l’importance subjective plutôt que de les ignorer ou de les nier serait déjà une avancée intéressante pour réduire les incompréhensions dans nos rapports avec les autres.

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Le Moyen-Orient « tribal »

Une revue critique d’un texte de Philip Carl Salzman, The Middel East’s tribal DNA: https://www.meforum.org/1813/the-middle-easts-tribal-dna


Philip Carl Salzman, un professeur d’anthropologie à la retraite, a récemment été dénoncé publiquement par des associations étudiantes de l’Université McGill pour ses propos outranciers sur le Moyen-Orient.

J’ai eu la curiosité d’examiner un échantillon de ses idées, à partir d’un article intitulé The Middle East’s Tribal DNA, publié dans le Middle East Quarterly (Winter 2008, pp. 23-33), l’organe du Middle East Forum, un organisme véhiculant la vision dominante du Moyen-Orient aux États-Unis.

Le titre même de l’article suffit à saisir le noyau de cette vision, qui combine deux marqueurs racialistes de cette représentation: le Moyen-Orient serait essentiellement une culture « tribale » et elle aurait été préservée d’une manière analogue à la transmission génétique. Bref, le Moyen-Orient serait à la fois l’exact portrait inversé de l’Occident « évolué » et une entité confusément bio-culturelle, ce qui est la recette de fabrication des concepts racialistes (évolution, adaptation, race, ethnie, tribu, etc.).

Dans le texte de Salzman, on trouve d’autres indices de cette conception bio-culturelle. Il décrit ce qu’il appelle la « Predatory Expansion » des « tribus » arabes. Il utilise alors un concept qui sert aux éthologistes pour décrire des comportements animaux mais qui ne serait jamais utilisé à propos de l’une des cultures européennes, même si celles-ci ont probablement été les plus prédatrices de l’histoire humaine. Plus loin, il explique le fait que « part of any tribesman’s job description is to maximize both the number of children and of livestock. » Le fait de fusionner les enfants et le bétail dans la même catégorie n’est pas anodin, d’autant plus qu’il est réaffirmé un peu plus loin: « Tribal success, though, counted in increasing progeny and livestock ». Au delà de cette petite touche racialiste, Salzman feint d’ignorer que les taux de natalité dans les sociétés occidentales ont atteint des sommets dans l’histoire humaine.

Quant à la dissociation mentale (inconsciente) entre Nous et les Autres et à l’inversion de leurs images, on en trouve de multiples traces. Tout le développement de la civilisation arabo-islamique est décrit par Salzman comme un processus fondé sur le choix entre l’assimilation/conversion à l’Islam ou la brutalité extrême, les génocides et l’esclavage, mais toute ressemblance avec l’expansion de l’Empire romain ou avec la construction des empires coloniaux de l’Occident est radicalement ignorée.

Durant son existence, cette civilisation arabo-musulmane est ainsi présentée: « Indeed, everywhere along the perimeter of the Muslim-ruled bloc, Muslims have problems living peaceably with their neighbors. » Il faut supposer que ce problème est propre à cet ADN particulier, et que les autres empires de la planète auraient, eux, vécu en paix et en harmonie avec leurs voisins périphériques.

Cette histoire dissociée de celle des autres est aussi à l’oeuvre durant le déclin de cet empire. Le rôle des empires byzantin et ottoman (d’autres Autres) est mentionné, mais celui des puissances occidentales (Nous) est totalement ignoré et effacé. Seule l’existence d’Israël y est mentionnée, mais sa domination y apparaît comme résultant uniquement de sa supériorité intrinsèque, celle d’une « race » supérieure en quelque sorte, puisque le rôle de l’Occident dans sa création, son financement, son armement et son soutien politique est totalement ignoré. Le contraste est alors plus frappant entre cet Israël, présenté comme développé aux plans technologique et scientifique, démocratique et multiculturel, en parfait contraste avec ses voisins, dont la civilisation est ainsi résumée: « Arabs have for centuries been losers ».

La dissociation mentale opère aussi parfaitement dans la violence qui serait propre au monde arabo-musulman, ce que Salzman prétend avoir démontré sur la seule base d’une tranche de 20 ans: « Muslims may only comprise one-fifth of the world’s population, but in this decade and the last, they have been far more involved in inter-group violence than the people of any other civilization. » On ne semble d’ailleurs pas avoir calculé les violences opérées par l’Occident dans ces mêmes territoires durant ces 20 années.

Quant à l’inversion des images fabriquées séparément pour Nous et pour les Autres, elle transparaît dans tous ces exemples, mais elle se révèle encore plus nettement dans la recette de leur fabrication. Ainsi, en partant du principe que le Nous est l’entité « évoluée », et que l’Autre n’« évolue « donc pas, Salzman affirme que « technology remains constant across tribal societies ». Or s’il est vrai que les petites sociétés communautaires (i.e. les « tribus ») ont longtemps refusé de s’engager dans un processus cumulatif d’innovation technologique, elles ont toujours démontré leurs compétences en la matière en développant tout ce qu’il fallait pour s’adapter à leurs nouveaux environnements occupés, jusque dans les îles éloignées, les hautes montagnes et les régions désertiques.

Cet Autre étiqueté comme « tribal » et non-évolué serait aussi naturellement porté à la dictature. Salzman affirme ainsi que « the propensity of Arab states and Iran to dictatorship also has roots in tribal culture. » Il est pour le moins étonnant qu’un professeur d’anthropologie choisisse d’ignorer le fait que les petites sociétés communautaires, soit l’unique forme de société humaine jusqu’à la formation des premiers États, n’ont jamais été gouvernées par un dictateur. De la même façon, il ne semble pas sentir le besoin de nous expliquer pourquoi le Moyen-Orient serait la seule région du monde où « the tribal spirit holds sway » jusqu’à nos jours, alors qu’il serait disparu dans toutes les autres sociétés plus grandes qu’une « tribu ».

Ce serait donc à nous les lecteurs de trouver une explication à cette énigme. Comme nous partageons tous les fondements cognitifs de ce système inconscient qui opère en sous-texte, il est fort probable que notre cerveau débouche sur la conclusion la plus logique d’une telle présentation, soit l’existence réelle d’un ADN spécifique à la « race » arabe. Bref une interprétation racialiste. Bien sûr, une telle idée n’émergera jamais à notre conscience parce qu’elle nous serait moralement insupportable.

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Prendre soin de nos aînés

MarathonienNous pouvons exprimer le souhait de mieux prendre soin de nos aînés parce que nous voulons leur bien ou parce que nous espérons profiter de meilleurs soins quand notre tour viendra. Dans les deux cas, c’est « nous » les non-vieux qui parlons au nom de la société entière, car ce Nous exclut les aînés eux-mêmes.

La bienveillance est un sentiment qui peut s’exprimer aussi dans le cadre d’une exclusion. À l’époque qui a précédé la révolution féministe, les femmes étaient de la même façon exclues de « la société ». Beaucoup d’hommes, les vrais, parlaient ainsi de « nos femmes » et souhaitaient mieux en prendre soin, par exemple en leur achetant un lave-vaisselle.

Leur nous sexiste pouvait être en même temps un nous de classe sociale : le désir bienveillant pouvait signifier qu’on souhaiterait leur engager des « bonnes » (des aides-ménagères) pour les soulager de leur fardeau, soit d’autres femmes qui n’étaient même pas inclues dans la catégorie « nos femmes ».

Ces « bonnes » auraient pu être en même temps des immigrées sans papiers, car l’exclusion n’a pas de frontières et on peut en cumuler plusieurs motifs : femme, vieille, racisée, pauvre, sans nationalité, etc. Les sociologues appellent cela de l’intersectionalité, mais cette avancée théorique ne semble pas avoir produit beaucoup de résultats concrets pour changer notre vision de la vieillesse, qui reste empreinte d’un âgisme systémique dont nous commençons à peine à prendre conscience.

La pandémie en cours aura contribué à cette prise de conscience, pas tellement sur la base de la mortalité qui a sévi dans les CHSLD, mais plutôt sur celle des directives visant à protéger tous « nos aînés » en leur interdisant de sortir de chez eux, parfois même en fermant leur appartement à clé de l’extérieur, en dehors des sorties autorisées et contrôlées, comme cela s’est produit dans beaucoup de résidences pour personnes âgées, en conformité avec les directives gouvernementales.

La nouveauté de cette prise de conscience suggère que la grande majorité des aînés n’étaient pas vraiment conscients de cet âgisme systémique, comme le reste de la société. Qu’il s’agisse des aînés, des femmes ou des pauvres, l’exclusion ne peut être réussie que si les exclus intériorisent la définition de la place sociale qui leur est assignée. Dans le cas des aînés, c’était assez facile de le faire : ils sont en vacances prolongées, ils n’ont plus d’obligations envers la société et les plus chanceux peuvent aller passer l’hiver dans le sud. Si seuls les plus pauvres pouvaient se sentir victimes, ils pouvaient facilement croire que c’était en vertu de leur pauvreté plutôt que de leur âge.

Indépendamment de la conscience que nous pouvons en avoir, l’exclusion en vertu de l’âge a un effet majeur sur l’ensemble de la société : elle nous prive d’un important réservoir de ressources et de compétences et elle prive en même temps la société d’une part essentielle de son héritage intergénérationnel. La population du Québec compte plus de 1,5 million de personnes de 65 ans et plus. Une importante majorité d’entre eux ont des capacités et des compétences qui pourraient être mises à profit dans toutes sortes de secteurs. Et si la plupart ne souhaiteraient pas se voir forcés d’assumer la même charge de travail que pendant leurs jeunes années, un très grand nombre d’entre eux seraient très heureux de se sentir utiles à quelque chose et en retireraient divers profits, à commencer par une meilleure santé. Au départ, c’est  l’idée d’une coupure radicale entre la vie active et la retraite qu’il faudrait mettre au rancart.

Toutes sortes d’avenues s’offrent à nous. L’une d’elle pourrait être la participation des aînés à l’éducation des jeunes, ce qui contribuerait sûrement à faire baisser le taux de décrochage scolaire. Dans le domaine de la santé, si le maintien à domicile des aînés semble être une avenue profitable pour tous, les supports requis pour certains pourraient aussi être assumés en partie par d’autres aînés. À peu près tous les organismes publics, gouvernementaux ou autres, auraient un grand profit à retirer de l’implication des aînés dans leurs structures, et pas seulement dans le bas mais encore plus dans le haut des hiérarchies bureaucratiques. Il en va de même dans pratiquement tous les secteurs d’activité.

Au départ, ce sont les aînés eux-mêmes qui doivent prendre la parole, comme les femmes l’ont fait à une époque pas si lointaine. Ils peuvent le faire de différentes façons, notamment par une implication politique. Pourquoi pas une aile vieillesse dans chacun des partis politiques? Pourquoi pas un Conseil du Statut du Vieux et de la Vieille?

Si une prise de conscience de cette réalité doit donner lieu à un mouvement social, il faudrait aussi songer à lui trouver un nom. Les femmes, et les hommes avec elles, se sont progressivement ralliés à un mouvement féministe. Pourquoi pas un mouvement aîniste, dont l’objectif serait simplement de mieux prendre soin de « notre société »?

Texte publié dans Le Devoir, 10 juillet 2020

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L’âgisme systémique de l’Occident

Vieille dame

Tout comme le racisme, l’âgisme n’est pas un type de préjugés qui seraient le lot de certains individus et pas les autres. Il fait partie intégrante de notre culture, même si nous ne sommes pas très enclins à le réaliser et à l’admettre.

Il est communément admis que l’une des caractéristiques centrales de notre culture est le matérialisme.  On pourrait résumer cela en disant que, pour nous, « l’essentiel est visible pour les yeux », en parfaite contradiction avec les propos du Petit Prince de St-Exupéry. Or les vieux sont ratatinés, ils perdent jusqu’à 10 cm de hauteur, leur peau est plissée et dégarnie, leurs muscles sont affaissés, ils bougent plus lentement. Tout cela est très visible, alors que toutes les composantes invisibles des vieux n’ont pas plus d’existence que n’en a l’âme aux yeux d’un fervent athée. Sur de telles bases, comment pourraient-ils susciter autant de respect que les plus jeunes?

Les raisons de leur dévaluation ne s’arrêtent pas là. Si la plupart d’entre eux peuvent tenir des propos intelligents, amusants ou même carrément impressionnants par leur culture ou leur érudition, les occasions ne manquent pas d’y déceler aussi des traces de sénilité, en particulier dans les lacunes de la mémoire ou les confusions. À cela s’ajoute la conviction que les composantes invisibles des vieux comportent surtout des éléments dévalorisés du passé, tels que les croyances religieuses ou les technologies dépassées.

Parmi ces composantes invisibles qui sont ignorées chez les vieux et gaspillées du même coup, certaines ont pourtant été parfaitement préservées tandis que d’autres ont continué à se développer avec l’âge. Elles peuvent être d’ordre émotif, comme la capacité de ressentir ou d’aimer, ou d’ordre cognitif, soit une capacité de comprendre plus en profondeur, enrichie par la sédimentation des connaissances et par un mariage plus intime des contenus et des valeurs qui les imprègnent. Les vieux sont moins bons pour apprendre mais ils sont meilleurs pour enseigner.

Notre matérialisme aveugle à cet invisible essentiel de notre humanité ne concerne pas seulement la beauté du corps et ses performances physiques ou mentales. C’est notre conception même de l’existence humaine qui s’en trouve imprégnée en profondeur. Autrefois, nous affirmions l’existence d’une âme immortelle, une entité invisible pour les yeux, mais cette croyance s’est dissipée pour faire place à une conception biologique de la vie et de la mort. On notera au passage que c’est cette cosmologie biologique qui  fournit en même temps la trame de fond du racisme et du sexisme.

Nous sommes donc prêts à consacrer énormément de ressources pour vénérer les corps vivants et préserver les composantes matérielles des vies humaines. Certains riches en quête d’immortalité peuvent aller jusqu’à recourir à la cryogénie, soit la congélation et l’entreposage de leur corps dans l’espoir que les prodiges de la science permettront de les ressusciter un jour.

En attendant cet ultime triomphe, nous avons quand même réussi à allonger considérablement l’espérance de vie dans les pays riches, avec toutes les conséquences matérielles et sociales de ce fait. L’espérance de vie allongée est même considérée comme la première mesure du progrès, mais les vieux n’en sont pas moins inutiles aux yeux de la société et donc très encombrants.

Comme les traces de la détérioration physique et mentale des gens âgés sont à peu près les mêmes chez tous les humains, on pourrait croire que leurs conséquences dans les perceptions de la vieillesse sont aussi les mêmes, soit de la décrépitude. Or il n’en est rien, tout au contraire. Les vieux sont beaucoup plus respectés dans les cultures dites « traditionnelles », c’est-à-dire dans toutes les autres cultures. « Un vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », dit un proverbe africain souvent cité, mais ce point de vue n’est visiblement pas celui de l’Occident, pour qui un vieillard qui meurt, c’est une place libérée dans un CHSLD.

On dira peut-être qu’il est plus facile de respecter les vieux quand ils sont rares, ce qui est le cas dans les sociétés moins riches. Autrement dit, que la rareté détermine la valeur, pour les humains comme pour les pierres précieuses. Sauf que les « lois

économiques présentées comme des « lois » de la nature sont toujours invoquées de façon très sélective et dans le but de légitimer des choix sociaux. La loi de la rareté semble ignorer que les albinos, les mongoliens ou les hermaphrodites sont aussi des humains plutôt rares, sans pour autant être l’objet d’un respect proportionnel à leur rareté.

En acceptant de reconnaître la présence de l’âgisme dans notre culture, nous pourrions peut-être commencer à débattre ouvertement de ce problème majeur et de ses  lourdes conséquences, ne serait-ce qu’en termes de gaspillage des ressources humaines.

Pour reconnaître cette présence de l’âgisme systémique, il ne faut pas se contenter de regarder les cas d’abandon, de négligence ou de mauvais traitement des vieux. L’âgisme est d’abord une certaine définition d’une catégorie d’humains, une définition axée sur la désuétude, l’inutilité sociale ou la dépendance, et comme tous les préjugés sociaux, elle s’applique à l’ensemble de la catégorie, sans discrimination, pourrait-on dire. Même quand on souhaite fournir de meilleurs soins à « nos aînés », nous appliquons alors une définition âgiste, car tous les vieux sont alors exclus du « nous » et se retrouvent dans la classe des personnes à aider plutôt que des ressources.

Dans l’état actuel des choses, les conséquences les plus dramatiques pour l’ensemble de la société sont probablement celles qui ne sont pas visibles avec les yeux, en particulier le fait que l’image sociale des vieux en tant que personnes inutiles soit intériorisée par les vieux eux-mêmes et les incite à accepter de bon gré leur mise au rancart de la société.

Ce mécanisme psycho-social d’intériorisation est sans doute le plus pernicieux et le plus efficace pour faire fonctionner des systèmes sociaux de domination, surtout quand ils prennent la forme de l’exclusion ou de la ségrégation. C’est ainsi qu’on a réussi à implanter chez les pauvres une image d’eux-mêmes comme des êtres incapables de contribuer à la vie sociale, ou chez les femmes d’avant la révolution féministe, une image d’elles-mêmes comme inaptes à des rôles autres que domestiques. Il en va de même pour les vieux, qu’ils soient réellement en perte d’autonomie et placés dans des  institutions spécialisées, ou bien riches, en santé et capables de se persuader que leur bonheur repose sur des formes matérielles de jouissance égoïste, conformément aux dogmes de notre religion matérialiste.

Transformer une culture en profondeur peut exiger un long cheminement, mais cela reste possible, comme on l’a vu avec la révolution féministe qui, même inachevée, a permis aux femmes de se consacrer aux tâches qu’elles jugeaient les plus susceptibles de favoriser leur épanouissement personnel et du même coup, a permis à notre société de récupérer une manne inestimable de ressources humaines.

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Pandémie: l’envers d’une guerre

US_Army_Detroit_Tank_Plant (3)On a beaucoup comparé la lutte actuelle contre la Covid-19 à une guerre. C’est aussi le sentiment que beaucoup de citoyens ressentent en suivant l’information qui monopolise les médias. Une guerre entre « un ennemi » invisible et sournois et des sociétés mobilisant toutes « les stratégies » et tout « l’arsenal » dont ils peuvent disposer. Le vocabulaire militaire ne s’arrête pas là.

Observée de l’extérieur, la ressemblance est frappante. Il ne manque que les sirènes déployées dans les rues pour avertir les citoyens d’une frappe imminente.

Si on l’examine de l’intérieur, la crise actuelle se présente plutôt comme l’envers d’une guerre. Dans une guerre, les belligérants mobilisent au maximum leur système économique et leurs capacités technologiques pour détruire leurs adversaires, s’emparer de leurs ressources et satisfaire la soif de gloire de quelques potentats. Le nombre de vies fauchées à cette fin n’a aucune importance. Un simple survol des bilans des deux guerres mondiales devrait suffire à nous en convaincre, tout comme celui de la guerre du Golfe, de l’attaque de l’Iran, etc.

Or, dans l’actuelle lutte de résistance à la pandémie, c’est exactement le contraire qu’on peut observer, du moins si l’on se place du point de vue des valeurs qui sont impliquées. Les vies humaines représentent l’ultime valeur que nous avons choisi de préserver, et cela à n’importe quels coûts économiques. Quand on y réfléchit un peu, c’est un renversement totalement ahurissant et totalement extraordinaire.

Rien de semblable n’a pu être observé lors des épidémies ponctuelles ou saisonnières, dont les bilans sont pourtant impressionnants en termes de pertes de vies humaines.

Une fois tracé un tel constat, ce qui importe, c’est de réfléchir à la possibilité que cette situation nous offre de modifier en profondeur notre système de valeurs et de l’inscrire à plus long terme dans nos institutions, nos lois, nos programmes politiques, aussi bien que dans nos arts, nos rituels sociaux ou nos comportements quotidiens.

Il serait sans doute naïf de croire que le monde a changé à ce point en un temps aussi court. Le retour à la normale pourrait bien se faire presqu’aussi vite que s’est fait le choix du confinement et du solide frein imposé à l’activité économique. Par contre, il se pourrait aussi que ce retour à la normale soit en même temps un peu superficiel et qu’il masque des traces plus profondes d’une prise de conscience durable.

Peut-être un certain nombre de couples auront-ils eu l’occasion de mieux mesurer ce qu’ils doivent sacrifier pour avoir le standing du double revenu. Peut-être un certain nombre de commerçants verront-ils l’abandon des affaires comme autre chose qu’une faillite. Peut-être certains politiciens sentiront-ils qu’ils pourraient se trouver bien plus motivés par un changement radical dans l’ordre des priorités qui gérait leur agenda. Il se pourrait même que l’un ou l’autre parmi les magnats de l’économie connaisse une sorte d’épiphanie et adopte de nouvelles cibles totalement inédites dans son univers social.

Quoi qu’il en soit, rien ne nous interdit d’amorcer la réflexion et les débats en tirant profit de l’énergie nouvelle qui ne manquera pas de se manifester après un freinage aussi brusque.

Si nous choisissons d’opérer un virement de cap, il serait quand même utile de se rappeler que la question essentielle à laquelle nous avons eu à répondre au début de la pandémie était celle de savoir si nous devions, ou non, maintenir le cap sur la sacro-sainte croissance économique et aligner tous nos autres choix politiques sur ce dogme. Or nous avons répondu « non », en dépit du fait que ce dogme était jusqu’ici aussi indiscutable que l’a été pendant des siècles l’incarnation de Dieu en la personne du Christ.

Le dogme de la croissance économique et ses promesses non tenues du progrès et du bonheur pour tous sont les fondements d’une véritable religion et cette religion, comme bien d’autres, a toujours reposé sur le sacrifice. Pour la religion de la croissance économique, le sacrifice exigé est celui d’immenses ressources naturelles non renouvelables et celui d’innombrables vies humaines.

Changer le cap d’une civilisation aussi colossale n’est pas une chose facile. Pour s’y attaquer, peut-être pourrions-nous simplement commencer par retrouver le sens premier du mot « économie », soit la préservation maximale des ressources, en évitant leur gaspillage afin qu’elles puissent durer le plus longtemps possible.

Ce ne serait pas là une aventure dans l’inconnu, mais simplement un retour dans un chemin bien connu, celui que les humains ont toujours suivi avant que se produisent les dérives de la révolution industrielle mondialisée.

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Le retour du péché

Confessionnal

La majorité des Québécois actuels, surtout les plus jeunes, ne savent pas très bien ce qu’est un péché, même s’ils connaissent le mot et son sens général. Pour presque tout le monde, il s’agit d’une réalité du passé, mais on ne semble pas réaliser que le péché a la vie dure et qu’il pourrait bien être en train de renaître de ses cendres. Non pas sous la pression des religions mais à l’initiative des gouvernements qui recyclent certains péchés d’antan en les déguisant en crimes.

L’éventail traditionnel des péchés du catholicisme couvrait un vaste champ, allant des comportements toujours sanctionnés en tant que crimes (voler, tuer, etc.) jusqu’aux péchés capitaux (paresse, gourmandise, avarice, etc.) qui ont simplement été convertis en vertus. Cet éventail incluait aussi des comportements connus de nous seuls, surtout en matière de sexualité. Deux des dix commandements de Dieu le stipulent : « L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement » et « Impudique point ne seras de corps ni de consentement ». Nos pensées intimes, telles que le désir ou les fantasmes, connues de nous seuls et de Dieu, pouvaient constituer des manquements aussi graves que le vol ou le meurtre.

L’impureté, ainsi qu’on l’appelait à l’époque, pouvait aussi faire des victimes, y compris des enfants, mais son traitement social en tant que péché faisait en sorte que les abuseurs n’avaient qu’à se confesser dans le secret et ne subissaient aucune sanction sociale. Concernant ces crimes faisant des victimes réelles, surtout des enfants, il est heureux que les choses aient changé mais la criminalisation de certains péchés d’impureté a conduit en même temps à punir des crimes sans victimes, des « crimes » non commis mais simplement évoqués dans les pensées ou les fantasmes d’une personne.

En effet, l’ancien gouvernement Harper, soucieux de renvoyer la balle à ses supporteurs les plus évangéliques, a redéfini la possession de pornographie juvénile pour y inclure  « toute représentation photographique, filmée, vidéo ou autre, réalisée ou non par des moyens mécaniques ou électroniques » (Article 163,1 du Code criminel canadien), ce qui inclut donc de simples dessins. Cette extension inclut également « tout écrit dont la caractéristique dominante est la description, dans un but sexuel, d’une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi ». Donc de simples écrits de fiction.

En clair, cela signifie que toute personne qui nourrit des fantasmes sexuels évoquant la présence d’une personne âgée de moins de dix-huit ans se rend coupable de ce nouveau crime-péché s’il a le malheur d’en laisser des traces écrites ou dessinées. Elle est passible d’une peine minimale de 3 à 6 mois d’emprisonnement, pouvant aller jusqu’à 5 ans, si elle a la malchance de voir son ordinateur espionné ou son appartement fouillé. Plus besoin de victimes.

La menace n’est pas que théorique. Au Québec, un écrivain, Yvan Godbout, de même que son éditeur, ayant ignoré cette menace, ont dû faire face à la justice, et une autre personne est en attente d’un jugement après avoir été accusée d’avoir commandé une poupée de forme juvénile et censément destinée à stimuler des fantasmes.

Si l’indulgence des curés et des évêques épargnait les abuseurs réels, la sévérité des lois canadiennes punit maintenant des personnes qui n’ont commis aucun abus réel. En plus, elle le fait d’une façon clairement discriminatoire, car les fantasmes des gens dont l’orientation sexuelle est autre que pédophile ne sont pas du tout criminalisés.

On peut imaginer que plusieurs juges sont ou seront fort embarrassés par de tels recours judiciaires, mais la loi est la loi, jusqu’à ce qu’on la change. Comment une telle loi, probablement la plus extrémiste au monde en la matière, a-t-elle pu être adoptée ? On peut imaginer que nos pauvres représentants dans l’opposition auraient eu besoin d’un courage hors du commun pour oser s’opposer à une législation touchant la pornographie juvénile, en s’exposant à un tsunami d’insultes et de menaces dans les médias sociaux ou non sociaux. Mais si tout le monde continue à se taire, la criminalisation des pensées intimes risque de fleurir davantage, et pas seulement en matière de sexualité.

Pour le moment, seules les personnes suspectées de sensibilité aux fantasmes de pédophilie sont directement menacées, mais l’espionnage légitimé de leurs secrets personnels permet d’en explorer tous les contenus. La fouille des données personnelles devient l’exacte inversion de la confession, mais en beaucoup plus efficace, car elle ne laisse rien dans le secret.

Avec l’élargissement des techniques de surveillance de nos équipements numériques, nous devrions tous trembler devant les menaces bien réelles que posent de telles dérives. En sous-estimant le potentiel des technologies numériques et les menaces d’éclosion de nouveaux pouvoirs dictatoriaux, nous risquons de regretter amèrement le règne des simples péchés qu’il suffisait de confesser.

Denis Blondin

Publié dans AREF-Info, Vol 19, No 1, Printemps 2020: https://aref-neq.ca/documents/2020/06/2020-06_AREF-Info.pdf

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La mémoire courte: Speak White et Loi 21

Il y a cinquante ans, les francophones du Québec se faisaient dire « Speak White! » par les Anglais qui se voyaient comme les maîtres des lieux, ainsi que l’a très bien exprimé le célèbre poème de Michèle Lalonde. Maintenant, nous avons pris notre place, nous nous voyons comme les maîtres des lieux et c’est à notre tour de dire « Speak White! » aux immigrants qui ont rêvé de se refaire une vie dans ce territoire immense que nous considérons être le nôtre, avec tous les droits afférents.

Équipés de ces droits indiscutables et du poids de notre majorité, ce que nous disons maintenant aux immigrants et à leurs descendants, c’est : « Parlez Français, et si vous ne le parlez pas encore, faites au moins semblant en vous habillant comme des êtres civilisés et rationnels! Surtout pas de religion s’il vous plaît, et si cela ne vous plaît pas, nous vous l’ordonnons sous peine des sanctions prévues par nos lois totalement démocratiques. »

Cela ne rappelle-t-il pas l’existence de semblables ordres inscrits dans des lois votées ici et là au Canada pour appliquer une politique du Speak White? Par exemple, la coupure du financement public des écoles françaises au Manitoba en 1890, sous le prétexte qu’elles étaient catholiques et que les seules écoles publiques financées devaient être non confessionnelles. Une loi sur la « laïcité » des écoles, votée par un Parlement élu démocratiquement et approuvée par un fort pourcentage de la population, comme au Québec, 129 ans plus tard.

Certains refuseront cette comparaison en invoquant que ça n’a rien à voir, que ce n’est pas du même ordre de grandeur. C’est exact, mais une comparaison ne nie pas les différences, elle cible au moins un point commun. Dans ce cas, il y en a deux : il s’agit d’un rapport de domination entre majorité et minorités, et c’est la religion qui sert de prétexte pour justifier la loi d’exclusion.

La loi 21 n’est que le symptôme d’un mal sous-jacent bien plus grave. Ce mal, c’est la conscience identitaire confinée dans un Nous local et privilégié. Depuis toujours, nous les humains avons été habitués à nous créer la bulle confortable d’un Nous dont la première fonction est de mettre en place une membrane invisible pour nous protéger de toute menace de contamination externe. « Au Québec, c’est comme ça qu’on vit. »

Les sociétés humaines ont toujours vécu comme ça, mais au cours des derniers siècles, un Nous en particulier, celui de l’Europe mère de l’Occident, a cherché à élargir sa bulle devenue un peu trop peuplée en mettant en place un ordre social mondialisé dont la classe privilégiée inclut les Québécois francophones du Québec.

Ce processus de mondialisation a reposé sur des conquêtes militaires ou économiques, mais aussi sur des formes généralement très peu subtiles de « prosélytisme », un mot revenu à la mode depuis qu’il signifie une maladie imaginaire menaçant de Nous contaminer, une maladie qu’il faudrait soigner avec un remède appelé « laïcité ». Or n’importe quel voyageur occidental en Afrique ou en Amérique latine est à même de constater l’omniprésence des Prosélytes chrétiens, autrefois appelés « missionnaires », jusque dans les processus électoraux, pendant qu’ici, la simple éventualité d’une enseignante musulmane affichant ses convictions suffit à justifier une loi d’exclusion. Speak White, ainsi que le crient de plus en plus fort un bon nombre de gouvernements ou de partis politiques dans le monde.

J’ai longtemps voulu croire que, malgré tous les désastres que la mondialisation engendre pour les Autres humains qui ne l’ont pas choisie et pour la terre qui nous porte, elle aurait au moins la vertu de rendre plus perméables les membranes protectrices des Nous nationaux. Je constate que nos membranes identitaires ont la vie dure, et le Québec est loin d’en être le plus grand champion. Si ce mouvement de repli continue à s’institutionnaliser, on peut se demander quelles portes resteront ouvertes pour organiser un futur vivable pour les humains sur cette planète.

Quant à l’avenir du Québec en tant que société et éventuellement en tant qu’État souverain, je pense que beaucoup de voies sont encore ouvertes, mais que celle de l’exclusion et du repli est une voie sans issue.

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