Sur l’appropriation culturelle

L’usage de la notion d’appropriation culturelle a généré beaucoup d’incompréhension. L’une des sources de cette incompréhension est le fait que le mot « appropriation », en anglais, signifie surtout un emprunt sans permission, c’est-à-dire un vol, alors qu’en français, son sens principal est plutôt l’idée de « faire soi ». On a là deux connotations opposées, dont l’une évoque un crime, alors que l’autre est a un sens très positif, qui pourrait même inspirer une politique de relations interculturelles.

Au delà du vocabulaire, c’est aussi la définition de ce concept qui pose problème. La définition la plus courante de l’appropriation culturelle serait l’emprunt culturel fait par une culture dominante. Une telle définition en couvre très large et ne laisse pas beaucoup d’espace de vie aux Occidentaux, eux qui ont pratiqué le pillage ou l’emprunt culturel sur toute la planète. On peut le dénoncer, ce qui est déjà une prise de conscience essentielle, mais cela ne permet pas de fournir une ligne de conduite respectable quand on s’habille, qu’on mange, qu’on chantonne ou qu’on joue. Il serait aussi très difficile d’organiser un plan de restitution, sauf pour les objets matériels comme les œuvres d’art ou les pièces archéologiques.

L’incompréhension qui a marqué les échanges à l’occasion du boycott des spectacles SLAV et Kanata ne tient pas qu’à des problèmes de traduction ou de définition. Elle imprègne les perceptions différentes des militants et de ceux qui se voient accusés.

La notion d’appropriation culturelle est issue d’un courant intellectuel et militant, enraciné dans le contexte de la lutte des Afro-Américains contre le racisme qu’ils subissent toujours. Or l’histoire des rapports entre les colonisateurs européens et leur main d’œuvre africaine réduite à l’esclavage est à peu près l’exacte inversion d’une opération d’appropriation culturelle, que ce soit au sens anglais ou au sens français. Les colonisateurs ont cherché à détruire les cultures africaines le plus complètement possible car ils ne voulaient conserver que la force de travail. Ces cultures ont été niées et broyées de façon systématique, à un point tel qu’il serait difficile de dénicher un seul mot issu d’une langue africaine dans l’anglais américain. Si les Euro-Américains n’ont pratiquement volé aucun élément culturel africain, du moins au cours des premiers siècles, c’est que rien dans ces cultures n’avait la moindre valeur à leurs yeux. Ce qui a fait l’objet d’une appropriation (au sens anglais du mot), ce sont les Africains eux-mêmes, pas leurs cultures.

À première vue, cette considération pourrait même ajouter à l’incompréhension généralisée, mais de façon un peu étonnante, c’est au contraire ce qui pourrait nous permettre d’y voir plus clair et de saisir le point de vue de l’Autre, en l’occurrence l’Afro-Américain blessé par le racisme et révolté contre l’inconscience de la majorité dominante. La notion qui pourrait le mieux résumer cette histoire des Africains déracinés et déculturés, ce serait la notion de dépossession. Même si les Euro-Américains n’ont rien voulu assimiler de ces cultures, ils ont quand même tout fait pour en déposséder les Africains. Or si on adopte le point de vue des descendants de ces Africains, les sentiments évoqués par les souvenirs de cette dépossession sont les mêmes que ceux qui sont associés à une spoliation, un pillage, un vol ou une « appropriation », selon le sens dominant en anglais. 

Quant à la volonté des esclavagistes d’extirper toute trace des cultures africaines ou autres, on aurait tort de croire qu’elle se limitait à leur entreprise. Si leurs méthodes n’ont heureusement pas survécu, cela reste le souhait des groupes culturels dominants concernant les immigrants de culture non occidentale, et on se leurre beaucoup en pensant que ces derniers n’y verraient pour eux-mêmes qu’une promotion qui leur serait offerte. Dans un pays occidental, l’immigrant idéal devrait effacer et oublier sa culture, qui n’a pas vraiment de valeur ou même d’existence aux yeux de « la société d’accueil » et qui représente souvent même une menace. Quant à la politique d’« éducation » des enfants autochtones longtemps menée par des pays comme le Canada ou l’Australie, comment ignorer maintenant que son objectif central était celui d’une dépossession culturelle?

Par ailleurs, il y a aussi une mésentente concernant la nature même d’un emprunt culturel. Les Occidentaux ont le sentiment de faire preuve d’une grande ouverture aux autres cultures en adoptant des recettes de cuisine, des styles vestimentaires, des coiffures, des musiques, etc. En réalité, ils n’adoptent presque jamais un élément culturel au sens propre. Ils en empruntent certaines composantes matérielles, mais pas les contenus symboliques qui leurs sont associés et qui sont presque toujours remplacés par un contenu symbolique propre à la culture qui emprunte.

Cette composante symbolique des cultures étrangères est invisible pour n’importe quel humain, mais aux yeux de n’importe quel porteur d’une culture particulière, c’est ce qui en constitue l’essentiel. Ce sentiment de se faire voler son âme par des gens qui en ignorent même l’existence ou qui la dévalorisent de façon systématique a de quoi alimenter un fort sentiment d’aliénation et de frustration, qui s’exprime dans un mouvement de protestation contre de l’« appropriation culturelle ».

Il nous est très difficile de saisir le contenu symbolique des autres cultures sans passer par une démarche assez longue d’« appropriation », mais le fait d’ignorer ces contenus nous a conduits à assumer qu’ils n’existeraient même pas et que les différences culturelles se limitaient à ce nous pouvons voir de nos yeux. Le seul fait d’en reconnaître l’existence et l’importance subjective plutôt que de les ignorer ou de les nier serait déjà une avancée intéressante pour réduire les incompréhensions dans nos rapports avec les autres.

A propos denisblondin

Denis Blondin est anthropologue. Il a enseigné l'anthropologie au Collège François-Xavier-Garneau (Québec) de 1975 à 2006 et il agit maintenant comme chercheur, consultant, formateur et conférencier. Il a mené des recherches ethnographiques au Québec, au Mexique et au Costa Rica, ainsi qu'une recherche sur les fondements cognitifs du racisme transmis dans les manuels scolaires québécois. Il a notamment publié L'apprentissage du racisme dans les manuels scolaires (Agence d'ARC, 1990), Les deux espèces humaines (La Pleine Lune, 1994 et L'Harmattan, 1995) et La mort de l'argent (La Pleine Lune, 2003).
Cet article a été publié dans Uncategorized. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 commentaires pour Sur l’appropriation culturelle

  1. thivail dit :

    J’ai bien aimé cet article… et j’ai compris. Fv

    Envoyé depuis mon appareil Galaxy

  2. thivail dit :

    J’ai bien aimé ce petit bout:…« En réalité, ils n’adoptent presque jamais un élément culturel au sens propre. Ils en empruntent certaines composantes matérielles, mais pas les contenus symboliques qui leurs sont associés et qui sont presque toujours remplacés par un contenu symbolique propre à la culture qui emprunte. » Je pense ici au tatouage, perçage et autres transformations corporelles de certains gens d’ici. jean.

    ________________________________

Laisser un commentaire