La production de l’indifférence

Chaque Homme est semblable à tous les autres, semblable à quelques autres, et semblable à nul autre.

Clyde Kluckhohn

LA  PRODUCTION  DE  L’INDIFFÉRENCE

Denis Blondin

Extrait de: Arcand, Bernard et alii, La différence,Fides/Musée de la civilisation, Québec, 1995, pp. 53-86.



Des douzaines d’enfants jouent dans une cour d’école. Ils sont tous à peu près semblables, tout en différant les uns des autres par des centaines de mil­lions d’éléments physiques ou chimiques. Mais au moment où mon regard se porte sur l’un d’eux que je reconnais comme mon enfant, tous les autres de­viennent presque des objets, tant est grand le contraste qui se crée entre cet être absolu­ment différent et tous les autres. Bien sûr, les autres diffèrent aussi entre eux, mais celui-là diffère d’une autre manière. C’est sa valeur incommensu­rable qui lui confère, à mes yeux, une différence qui s’établit sur un autre mode : celui de l’inégalité. Quels que soient les beaux discours que je pourrai répéter sur l’égalité de tous les humains, celui-là sera toujours incomparable.

À bien y penser, il en va de même pour à peu près toutes les questions humaines. Ma langue, ma musique, mes idées morales ou politiques sont tout aussi uniques et incomparables. Leur valeur les enrobe d’une différence abso­lue. Nous tentons ou nous feignons de croire en notre capacité de jeter sur les choses et sur les êtres un regard objectif, nous essayons de notre mieux d’incar­ner dans la vie de tous les jours ce sujet neutre dont la science nous fournit le modèle. Sans doute y parvenons-nous jusqu’à un certain point à propos des choses, du moins pour un bon nombre d’entre elles, mais à propos des person­nes, c’est une tout autre affaire. L’égocentrisme et l’ethnocentrisme sont tou­jours là pour briser la symétrie des rapports entre sujets.

Comparer est un mot à double sens. Cela signifie d’abord identifier les différences et les ressemblances entre deux objets qui ont d’abord été extraits du réel et considérés comme comparables, – i.e. partageant une certaine commune nature.  Mais cela peut aussi vouloir dire statuer sur l’inégale valeur de deux objets – sans condition préalable quant à une commune nature –, en donnant prise au choix et en posant ultimement ces objets comme incomparables. La première opération préside à la pensée classificatrice ; la seconde, à la pensée hiérarchique. Mais pourquoi utilisons-nous le même terme, comparer, pour désigner ces deux opérations bien distinctes ? Ce n’est pourtant pas le vocabu­laire qui manque : distinction, inégalité, disparité, diversité, variété, dissem­blance, ou même « différence ». Nommer les choses, c’est toujours choisir d’ignorer les différences entre les objets réunis sous un même vocable. C’est donc un choix délibéré qui nous conduit à ignorer la distinction entre comparer des réalités pas pareilles et comparer des réalités inégales, comme si les deux opérations étaient de toutes façons équivalentes, comme si l’inégale valeur était simplement un autre trait distinctif entre les objets comparés. Ce choix ne tient pas à la difficulté de discerner les deux opérations, qui ne reposent pas du tout sur les mêmes processus neurologiques, mais sans doute beaucoup plus à un certain conditionnement, socialement motivé, qui nous amène à penser les différences établies dans la société – dont la plupart sont plutôt, en fait, des inégalités – sur le modèle des différences existant dans le monde.

Le bal des différences : neurones et hormones

Quand un cerveau humain regarde le monde, avec les yeux et les autres organes des sens, il reçoit de multiples impulsions nerveuses qui sont achemi­nées dans diverses aires corticales et qui activent diversement un très grand nombre de neurones. Cette activité neurologique est ordonnée en vertu d’un double programme, celui qui découle des structures de l’ADN, la mémoire génétique, et celui qui se construit, comme résultat des interactions sociales, dans la mémoire neurolo­gique des individus. En effet, on sait depuis long­temps que chacun a appris à voir ou à entendre certaines réalités, à en ignorer d’autres, et que cet appren­tissage se fait sous la forme d’une interprogramma­tion – la culture. Le langage y joue un rôle central et le résultat est constitué par l’ensemble des classifications que nous utilisons pour construire notre repré­sentation du monde. Chaque chose à sa place ! La classification des espèces vivantes par Linné en fournit le modèle le plus classique mais nous classifions de la même façon les phénomènes météorologiques ou les meubles de la maison, en créant des catégories qui s’opposent entre elles par au moins un trait distinctif, et qui s’emboîtent les unes dans les autres par au moins un trait commun.

Tout cela ne fait pas de nous des ordinateurs parce que la pro­grammation génétique tout autant que l’interprogrammation sociale impliquent une importante composante aléatoire. À plus forte raison quand le produit résulte de leur jeu combiné. Nous sommes toujours des êtres imprévisibles et uni­ques, et on ne peut jamais être tout à fait certain que le réparateur de télé appelé à la rescousse ne fera pas une crise d’identité dans l’ascenseur, avant de se diri­ger vers l’aéroport le plus  proche…

Malgré tout, notre construction des différences par la pensée classifica­toire se fait selon un système qui peut être décrit au moins de façon approxima­tive, et qui permet un certain ajustement des individus entre eux pour assurer le fonctionnement d’une usine, d’un club de hockey, d’un gouverne­ment local ou de la société humaine. Dans le cas d’un orchestre symphonique, cet ajustement devient même tout à fait extraordinaire. Au moment où la valeur entre en jeu, où l’ordre hiérarchique (le rang) prend le pas sur l’ordre classificatoire, c’est que d’autres composantes du cerveau sont activées, soit cet ensemble de structures situées sous le cortex, ordinairement désignées comme le système limbique, et participant à la production des émotions : plaisir, colère, souffrance, convoitise, fierté, tristesse, euphorie, ou même, dans une certaine mesure, ces sentiments sociaux que sont la honte ou la jalousie. C’est alors que le jeu des hormones vient se mêler à celui des neurones. Nous aurons beau faire de la rationalisa­tion a posteriori au sujet de nos échelles de valeur et faire semblant de pouvoir en discuter sur un ton neutre, elles resteront toujours fondées sur de petits ou de gros pincements au cœur.

À cet égard, nous sommes d’ailleurs fort peu différents des autres ani­maux, surtout des mammifères, et il est plutôt étonnant que, dans le langage courant et dans les œuvres littéraires, on insiste autant pour désigner comme étant les plus « humains » tous ces contextes où intervient surtout l’affectivité : amour, compassion, désespoir ou désir de vengeance. Par ailleurs, si les  hu­mains diffèrent entre eux au maximum lorsque la pensée classificatoire entre en jeu, ils diffèrent par contre très peu, d’un bout à l’autre de l’espèce, quant au jeu des émotions et à leurs expressions faciales ou sonores. Cet ensemble de comportements fortement programmés par nos gènes constitue bel et bien un répertoire d’instincts, contrairement à la croyance véhiculée par la tradition philosophique occidentale, selon laquelle les humains sont censés avoir perdu presque tous leurs anciens instincts animaux à mesure qu’ils devenaient humains.

Le savant cocktail des faits et des valeurs

Bien qu’il soit relativement facile de distinguer entre les différences éta­blies par nos mécanismes cognitifs et celles qui s’expriment sur un plan norma­tif, il faut reconnaître que les deux types de mécanismes s’entremêlent étroite­ment dans la modulation de nos perceptions du monde. Mais surtout, nous nous méprenons couramment sur la nature de ces différences parce que nous croyons, à tort, que les unes sont équivalentes aux autres ou qu’elles sont sim­plement deux facettes d’une même réalité. Or il n’en est rien, et le rapport entre les deux laisse parfois même l’impression qu’il s’agit de réalités dosées en ordre inversement proportionnel.

D’abord, il semble aller de soi que la reconnaissance d’une distinction minimale est requise entre deux entités qui se verront attribuer des valeurs inégales. Autrement dit, que mes yeux ont d’abord besoin de distinguer l’image de mon enfant parmi tous les autres dans la cour d’école avant que mon cœur ne se mette à vibrer. Un signal est sans doute requis, mais les éléments objectifs fondant cette différence peuvent être tout à fait minimaux et même, à la limite, inexistants, c’est-à-dire dénués de tout fondement objectif. Quoi qu’il en soit, ces « différences » seront toujours sans commune mesure avec les déborde­ments amoureux ou agressifs qu’elles déclenchent. Par exemple, la différence entre la valeur sociale attachée à un personnage habillé en juge de la Cour suprême du Canada et celle qui est attribuée au personnage du père Noël dans un centre commercial peut être très grande – tout en étant inversée pour un œil d’enfant et pour un œil d’adulte. Par contre, les deux costu­mes se ressem­blent beaucoup et il n’est pas du tout évident qu’un visiteur étranger serait plus impressionné par l’un que par l’autre. Il en va de même si l’on compare (dans les deux sens du mot) un haut fonctionnaire de l’Église catholique avec un citoyen nord-africain en costume traditionnel. Les deux peuvent être drapés semblablement, et même se rattacher tous les deux à des formes d’intégrisme issues du même monothé­isme formulé il y a trois ou quatre mille ans au Moyen-Orient, leurs images imprimées dans tel ou tel cerveau n’en seront pas moins évaluées comme incommensurables.

Ces différences minimales sont souvent une question de vie ou de mort : un nez légèrement aquilin ou un prépuce légèrement entaillé ont scellé bien des destins dans l’Allemagne nazie, alors que, dans le Cambodge des Khmers rouges, la différence fatale ne tenait qu’à des ongles trop propres ou à l’usage d’un mot jugé un peu trop intellectuel.

Le verdict qui exprime cette sorte de différence – « c’est pas pareil ! » – est formulé dans toutes sortes de situations. Par exemple, quand des symboles sont manipulés par des savants, des cambistes ou des juristes, et quand ils le sont par le chaman d’une « tribu primitive », tout Occidental prétendra que « c’est pas pareil ». Quand des chasseurs-cueilleurs amazoniens pratiquent le plein air, le canot, le tir à l’arc, la mycologie ou la philosophie, ou même quand ils man­gent un steak, « c’est pas pareil ». Leur chasse est censée être une activité qui n’a absolument rien à voir avec celle pratiquée comme un privilège par les aristocrates de l’Ancien Régime ou par leurs héri­tiers actuels. Les sacrifices humains pratiqués par les Espagnols, sous l’Inquisition, n’ont rien à voir avec ceux qu’ils dénoncent comme barbares chez les Aztèques. La valeur inégale, établie à la suite d’une « comparaison », instaure en pratique un refus de « comparer », c’est-à-dire de reconnaître une commune nature.

Dans tous ces cas, la différence est mince. À la limite, les deux réalités évaluées et perçues comme incommensurables pourraient même être parfai­tement identiques. Ce serait le cas de deux œuvres d’art, l’authentique et la copie, qu’il serait impossible de distinguer mais dont l’une, accompagnée d’un (faux) certificat d’authenticité, se verrait attribuer une valeur monétaire dix mille fois plus grande que l’autre.

Si une différence minimale dans l’ordre classificatoire peut supporter une différence maximale sur le plan hiérarchique, l’inverse s’observe aussi fréquemment. Deux fauteuils ou deux vêtements du même prix extravagant peuvent être très différents selon des paramètres objectifs, car les styles conçus pour soutenir la valeur monétaire cultivent très souvent la différence maxi­male, jusqu’aux limites de ce qui peut s’appeler un « fauteuil » ou un « vête­ment ».

Quand les tripes viennent brouiller le jeu des différences

Dans ses Essais sur l’individualisme[1], Louis Dumont identifie comme un élément essentiel, dans cette idéologie de la modernité, l’aptitude à dissocier les valeurs et les faits ou les idées. Nous serions censés être des experts dans cet art. La chose n’est pourtant pas toujours évidente. Il arrive même très souvent que le sentiment mis de l’avant, et alimenté par les effusions de notre système limbique, vienne brouiller complètement notre image de « la réalité ». Par exemple, un manuel de géographie, publié en Belgique dans les années soixante, nous trace un portrait de ce qui était jusqu’alors la plus belle colonie belge :

« Le Congo, qui était naguère la honte de l’humanité, par les horreurs du cannibalisme et de la traite des Noirs, fut pendant plus d’un demi-siècle, sous l’égide de la Belgique, une des plus belles colonies du monde. De magnifiques perspectives lui sont ouvertes dans l’avenir[2]. »

Ainsi mêlées aux horreurs du cannibalisme – d’ailleurs surtout issues de l’imaginaire colonial –, les « horreurs » de la traite de Noirs se mettent à signi­fier la barbarie des colonisés plutôt que celle des colonisateurs, le tout inséré dans un contraste de valeurs entre un sombre passé et un avenir radieux.

On pourrait croire que de tels lapsus sont des perles rares et que l’esprit occidental moderne ne se laisse ordinairement pas ainsi submerger par la con­fusion entre les différences-faits et les différences-valeurs. Et pourtant cette con­fusion est largement cultivée. Elle s’exprime jusque dans nos documents les plus sacrés. Par exemple, la Déclaration de l’Unesco sur la race et les préjugés raciaux, de novembre 1978, semble rédigée de façon à cultiver savamment l’ambiguïté entre une connotation normative et une connotation factuelle de la notion d’égalité.

En principe, affirmer l’égalité de tous les humains est un énoncé d’ordre juridique. Cela signifie que tous ont la même valeur. Mais un tel principe ne découle pas d’un constat objectif selon lequel il n’y aurait pas de différences entre les humains. Pour rédiger cette déclaration solennelle, l’Unesco semble avoir demandé à des juristes et à des savants de parler un même langage au sujet de l’humanité. C’est ainsi que l’article premier commence par formuler un énoncé de fait (l’appartenance à une même espèce), qui est immédiatement suivi d’un énoncé de droit (l’égalité), comme si ce dernier découlait du précé­dent et que la validité des deux était solidaire et équivalente (voir encadré 1).

L’égalité des humains est un droit, une convention sociale établie dans la société humaine, et non une conséquence du fait de l’appartenance biologique à une unique espèce. D’autres civilisations, d’autres époques ont statué que les humains n’avaient pas tous la même valeur. Le deuxième point de l’article premier plonge résolument dans la confusion entre les registres factuel et nor­matif, en définissant les « différences » comme un droit, alors que leur nature, culturelle ou biologique, n’a même pas été précisée : «Tous les individus et tous les groupes ont le droit d’être différents […].» On y recourt même à une étonnante notion : celle de légitimer en droit et « en fait ». Le troisième point est un chef-d’œuvre de confusion. Il mélange soigneusement tous les ingré­dients : des faits tels que « l’identité d’origine », des droits tels que celui de « maintenir l’identité culturelle », et des notions indéfinies telles que la « faculté pour les êtres hu­mains de vivre diffé­remment ». Les articles suivants (non reproduits dans l’encadré) poursuivent ce mariage entre faits et valeurs en présentant certains énoncés comme étant « sans fondement scientifique et contraires aux principes moraux » (article 2.1), ou comme « moralement et scientifiquement justifiables » (article 2.2).

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Encadré 1 : UNESCO, Déclaration sur la race et les préjugés raciaux (novembre 1978)

Article premier

1. Tous les humains appartiennent à la même espèce et proviennent de la même souche. Ils naissent égaux en dignité et en droits et font tous partie intégrante de l’humanité.

2. Tous les individus et tous les groupes ont le droit d’être différents, de se concevoir et d’être perçus comme tels. Toutefois, la diversité des formes de vie et le droit à la différence ne peuvent en aucun cas servir de prétexte aux préjugés raciaux ; ils ne peuvent légitimer ni en droit ni en fait quelque pratique discriminatoire que ce soit, ni fonder la poli­tique de l’Apartheid qui constitue la forme extrême du racisme.

3. L’identité d’origine n’affecte en rien la faculté pour les êtres humains de vivre différemment, ni les différences fondées sur la diversité des cultures, du milieu et de l’histoire, ni le droit de maintenir l’identité culturelle.

4. Tous les peuples du monde sont dotés des mêmes facultés leur permettant d’atteindre la plénitude de développement intellectuel, technique, social, économique, culturel et politique.

5. Les différences entre les réalisations des différents peuples s’expliquent entièrement par des facteurs géographiques, historiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. Ces différences ne peuvent en aucun cas servir de prétexte à un quelconque classement hiérarchisé des nations et des peuples.

[…]

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Les conséquences de cette fusion sont graves parce qu’on pave ainsi la voie à la confusion entre l’inégalité et la différence. L’une et l’autre notion pourront toujours être interprétées en termes factuels ou en termes normatifs ; on n’aura pour cela qu’à opérer une commutation du registre concerné. Par exemple, quand un citoyen privilégié d’une démocratie répète avec conviction que « tous sont égaux », il peut très bien être en train d’affirmer sa supériorité naturelle. C’est qu’en affirmant que tous ont les mêmes avantages et les mêmes privilèges dans la société, il se trouve à attribuer sa propre réussite à ses talents personnels, bref à sa dotation génétique, c’est-à-dire à une différence naturelle distribuée par l’injuste loterie génétique au sein d’un groupe qui autrement aurait été parfaitement égalitaire.

La proclamation de l’égalité à l’échelle de toute l’Humanité a aussi cet effet paradoxal de soutenir la croyance en une inégalité de fait entre les peuples ou les « races ». Le fait de confondre les dimensions factuelles et morales de la notion d’égalité, et d’assumer une correspondance nécessaire entre les deux, permet ainsi de déduire, même inconsciemment, une inégalité génétique ima­ginaire à partir de l’inégalité sociale réelle, mesurée selon le degré de richesse ou de « développement ». En relisant la Déclaration de 1978 (article premier, point 5 ; voir encadré 1), on devine que « les différences » dont il est question sont plutôt des inégalités dans l’esprit des rédacteurs. Le souci est alors de nier la causalité raciale, mais en affirmant la causalité géo-historico-socio-culturelle, c’est-à-dire une causalité endogène du développement ou du sous-développe­ment, on se trouve à nier l’existence des inégalités sociales réelles instaurées dans la société planétaire, sous prétexte de nier la légitimité de tout classement hiérar­chique. À tout prendre – et puisque les sociétés humaines n’ont jamais été réellement séparées –, cette façon de reconstruire la réalité en jouant sur les valeurs procède de la même façon que le manuel scolaire cité plus haut.

L’Unesco affirme en même temps l’égalité et « les différences » – sans en préciser la nature –, à travers des énoncés qui che­vauchent les registres cognitif et normatif. Le résultat apparaît tout à fait respectable, voire sacré, mais il sanctionne en pratique les inégalités du système-monde. Une autre façon de construire le monde pour contrebalancer les effets pervers de cette architecture mentale serait d’affirmer avec la même solennité que « les humains sont iné­gaux », c’est-à-dire de reconnaître explicitement l’existence des inégalités sociales issues des rapports de domination économique et politique, non seule­ment au sein des diverses nations, mais aussi à l’échelle du système mondial qui régit les rapports entre elles. Parallèlement, il faudrait en même temps contrebalancer l’affirmation des « différences » – après en avoir précisé la nature – par l’affirmation tout aussi solennelle que « les humains sont sem­blables », c’est-à-dire qu’ils partagent vraiment une commune nature, corres­pondant aux caractères biologiques de l’espèce humaine : non seulement le corps – la bipédie ou la pilosité réduite – mais aussi l’esprit, c’est-à-dire un certain mode de fonctionnement du langage et de la pensée sur la base d’un substrat neurologique qui fait tout autant partie du corps.

L’idée de vouloir camoufler les inégalités sociales en manipulant le con­cept des différences n’est pas nouvelle. Jean-Jacques Rousseau, dans son Dis­cours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), y arrive d’une autre façon. Au lieu de nier l’inégalité naturelle chez les humains comme le fait l’Unesco, il reconnaît les inégalités sociales pour y voir ensuite le résultat des « différences » naturelles, en affirmant que « les qualités person­nelles » sont à l’origine des autres formes d’inégalité (p. 130 ; voir encadré 2).

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Encadré 2 : Jean-Jacques Rousseau. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Hatier, Paris, 1992.

« Il est aisé de voir que c’est dans ces changements successifs de la constitution humaine qu’il faut chercher la première origine des différences qui distinguent les hommes, lesquels d’un commun aveu sont naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les animaux de chaque espèce, avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-unes les variétés que nous y remar­quons. » (Préface, p. 71)

« Or si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règne dans les différents ordres de l’état civil, avec la simplicité et l’unifor­mité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on com­prendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution. » (p. 104)

« Ces différences [entre particuliers] sont de plusieurs espèces, mais en général la richesse, la noblesse ou le rang, la puissance et le mérite personnel, étant les distinctions principales par lesquelles on se mesure dans la société, je prouve­rais que l’accord ou le conflit de ces forces diverses est l’indication la plus sûre d’un État bien ou mal constitué. Je ferais voir qu’entre ces quatre sortes d’inéga­lité, les qualités personnelles étant l’origine de toutes les autres, la richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin […]. » (p. 130)

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Dès le début de son essai, Rousseau distingue clairement deux sortes d’inégalités : l’inégalité naturelle, « qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps, et des qualités de l’esprit, ou de l’âme », et l’inéga­lité sociale qui « dépend d’une sorte de convention » et qui « est établie, ou du  moins autorisée par le consentement des hommes » (p. 77). Pour lui, les diffé­rences naturelles sont en soi de l’« inégalité », simplement par le fait de les nommer ainsi ; et il refuse de poser la question de son origine « parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot ». Quant à soulever la question de savoir s’il n’y aurait pas quelque rapport entre les deux inégalités, il s’y refuse au nom de l’évidence, jugeant cette question « bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres » (p. 77) . Et pourtant, un simple coup d’œil sur les qualités personnelles (biologiques) de bien des privilégiés (socialement) devrait suffire à déceler l’absence de concor­dance entre les deux ordres. Quant aux différences naturelles telles que l’âge, on constate aussi aisément que le vieillissement peut être synonyme de décrépi­tude et de mise au rancart aussi bien que de prestige ou de richesse, selon les conventions sociales qui s’y appliquent.

Les prémisses de Rousseau sont plutôt étonnantes dans un essai qui cherche surtout à établir l’origine des inégalités en postulant un état de nature originel, où l’absence d’inégalité résulterait simplement de la faible différencia­tion des individus, jusqu’au moment où les processus naturels auraient pro­duit suffisamment de différences pour engendrer les inégalités sociales, ali­mentant elles-mêmes en retour une plus grande différenciation naturelle (voir encadré 2 : p. 71 et p. 104). Pour lui, l’uniformité originelle, appelée « égalité », est ce qui marque l’état de nature, c’est-à-dire non seulement l’état animal et celui de l’humain originel, mais également un état attribué à certains humains contemporains, les « peuples sauvages », ce qui est une façon d’insérer l’ordre naturel dans l’univers humain et social.

La négation des différences chez ces peuples contemporains, appelés « primitifs » dans le langage moderne, est une croyance qui est toujours bien vivante. On peut en trouver un indice parmi d’autres dans l’habitude d’attri­buer à tous ces peuples une même religion, appelée « animisme », alors que ces nombreux peuples, répartis aux quatre coins du globe et parlant des langues sans parenté particulière, n’ont jamais entretenu les relations sociales néces­saires à l’établissement ou au maintien d’une religion commune.

On voit que les thèses de Jean-Jacques Rousseau sont très modernes. Elles réalisent une fusion des ordres naturel et social, ce qui est tout à fait tradition­nel, mais elles le font en jetant en même temps les bases de l’évolutionnisme moderne. L’essentiel du propos se trouve scellé dès le départ par le choix du terme « inégalité » pour désigner les différences naturelles. Il avait pourtant bien critiqué cette erreur qui consiste à confondre l’ordre social et l’ordre natu­rel en appliquant au premier la notion de « lois » empruntée au deuxième. C’est exactement l’application inverse qu’il réalise en plaquant une notion sociale, l’inégalité, sur l’univers naturel.

Au milieu de cette thèse indéfiniment reformulée jusqu’à nos jours, on trouve pourtant une remarque fort judicieuse, qui distingue parfaitement ces deux ordres de réalité et marque nettement l’écart entre les deux :

« […] comme pour établir l’esclavage, il a fallu faire violence à la nature, il a fallu la changer pour perpétuer ce droit, et les jurisconsultes qui ont grave­ment prononcé que l’enfant d’une esclave naîtrait esclave ont décidé en d’autres termes qu’un homme ne naîtrait pas homme[3]. »

Les différences dans le monde et dans la société

Là où le problème des différences se pose avec une acuité particulière, c’est dans notre univers social : précisément quand il s’agit de décider qui sera esclave, quels immigrants « illégaux » seront expulsés, qui sera promu chef de service ou vice-présidente aux finances, qui pourra bénéficier d’une liberté con­ditionnelle ou d’une note de passage à l’examen final, à qui nous ferons tel ou tel cadeau cette année. La vision du monde froide des savants est alors le plus souvent impraticable, tout simplement parce que les pincements au cœur se succèdent à un rythme beaucoup plus grand que lorsqu’il s’agit de décider si tel arbre est un bouleau ou un frêne, si tel morceau de bois est plus long ou plus court que l’autre – comme le font les savants avec une objectivité remarquable.

Le monde matériel, celui qui est en dehors de la société, peut être classé en catégories sans trop de problèmes. Bien sûr nous pouvons être un peu dé­goûtés à la vue de certaines bestioles, émus par le spectacle de quelque coin de pays ou excités au contact d’aliments ou de métaux précieux, mais ces émotions vécues individuellement n’entravent pas l’ouvrage collectif qui consiste à clas­sifier le monde et à en nommer les composantes. Les émotions qui entrent en jeu dans nos rapports sociaux sont aussi vécues individuellement, mais c’est justement leur addition et leur combinaison qui fournissent la matière pre­mière avec laquelle les systèmes sociaux sont fabriqués. Il est par conséquent assez compréhensible que, dans l’univers social, la composante normative prenne très généralement le pas sur les processus proprement cognitifs.

Pour appartenir à la société ou au monde, le critère décisif n’est pas qu’on ait affaire à des êtres humains ou à des êtres d’une autre nature. Jean-Jacques Rousseau et la majorité des modernes à sa suite n’ont eu aucune dif­ficulté à inclure les Sauvages dans le monde, à côté des autres animaux, tout simplement parce qu’ils n’étaient pas (pas encore) incorporés à la société. C’est d’ailleurs toujours le cas avec les « Primitifs » actuels, qui ont un revenu annuel per capita égal à zéro.

« Le monde » est normalement assimilé à un ensemble d’objets, mais le même terme sert aussi à désigner des ensembles de sujets : le monde ordinaire, le monde artistique, ou même le monde entier. On a sans doute souvent inté­rêt à confondre les deux sens du mot, mais la fabrication des différences ne peut pas se faire de la même manière dans les deux cas. Dans la construction du premier, la pensée classificatoire permet de mettre en ordre les catégories signi­ficatives qui sont utilisées pour recouvrir cet ensemble d’une trame complète, d’une grille qui, peu importe la culture utilisée, a la propriété de ne laisser absolument rien échapper. Chaque langue humaine recouvre ainsi la totalité du réel et de l’imaginaire, apparemment avec une facilité aussi grande que celle qu’ont les poissons à nager ou les canards à patauger. Bien sûr le réel ne se plie pas si facilement à ce découpage méthodique. Entre l’animal et le végétal, certaines créatures refusent de se laisser classifier parce qu’elles passent d’un règne à l’autre, du fait qu’elles peuvent produire de l’oxygène à partir du gaz carbonique ou faire l’inverse, selon les condi­tions du moment. Certaines molé­cules ont aussi des propriétés qui les placent à la frontière du vivant et du non-vivant. Le gros-bec errant est un oiseau dont le côté droit est d’un sexe (par sa couleur, son sque­lette, etc.) et le côté gauche, de l’autre sexe. L’hippocampe femelle agit sexuel­lement en mâle, puisqu’elle introduit ses ovules dans le ventre du mâle, qui les féconde et porte les petits jusqu’à leur naissance. Mais ces difficultés passionnantes n’entravent pas sérieusement notre passion classificatrice.

Pour ordonner le monde social, on utilise aussi des catégories, et on peut même le faire avec une rigueur qui dépasse largement celle à laquelle parvien­nent les classificateurs scientifiques. On peut établir avec une netteté déconcer­tante la distinction  entre un noble et un roturier, entre un citoyen et un étran­ger, ou entre un Blanc, un Noir, un Indien ou un Métis sous l’Apartheid. Mais c’est que, sans s’en rendre compte, ce ne sont pas seulement des catégories que l’on construit alors, mais aussi des identités. Si les catégories de l’univers matériel se construisent sur la base d’oppositions, à l’aide de traits distinctifs, celles de l’univers social s’établissent sur la base d’une autre sorte d’« opposi­tions » – vécues comme relations sociales plutôt que mentales –, c’est-à-dire de distinctions au sein desquelles la valeur s’insinue toujours à plus forte dose. On com­prend que, dans l’univers social, les différences ne puissent pratique­ment jamais être pensées autrement que comme des inégalités. C’est ainsi que les Canadiens anglais sont incapables d’entendre l’expression « société dis­tincte », à propos du Québec, sans que cela ne signifie pour eux « inégalité entre les provinces », et que les  Québécois appellent « privilèges » toutes les disposi­tions particulières concernant les Amérindiens.

Sur l’écran de nos pensées, les catégories s’agencent dans un espace mental qui est en quelque sorte figé dans le temps, tandis que la construction des identités s’inscrit d’abord dans la durée. Un être social – personne, club, parti, gouvernement, compagnie, etc. – est un être qui doit aussi être distingué des autres à un moment donné, mais son souci premier est d’établir et de maintenir une identité au fil du temps. C’est pourquoi la naissance et la mort sont toujours les points de repères les plus marquants de l’univers social. Ce sont des événements où règne l’arbitraire le plus complet : pourquoi la Grèce est-elle toujours la même société alors que la Mésopotamie ou la Perse n’exis­tent plus ? Pourquoi « l’Occident » projette-t-il son identité jusque dans la révolution néolithique au Moyen-Orient – en s’appropriant tous les progrès de l’humanité – et prétend-il être toujours une même entité dans toutes ses rami­fications planétaires actuelles ?

Le totémisme postmoderne

Claude Lévi-Strauss a très bien expliqué en quoi consiste l’essentiel du totémisme, ce système de pensée qui avait tant retenu l’attention des premiers ethnographes, fascinés d’entendre des « Primitifs » leur affirmer qu’ils étaient des aigles, des bisons ou des alligators. Le totémisme peut être défini comme un mode de classement social : plusieurs sociétés ont ainsi choisi de se représenter les différences et les rapports entre leurs composantes, les clans, sur le modèle des différences et des rapports constatés dans le monde entre des espèces choi­sies comme symboles. Le totémisme est donc une façon de construire et de gérer les différences dans la société en affirmant que ces différences sont de même nature que celles qui existent dans le monde. En même temps, cette architecture sociale et mentale permet de projeter l’univers des sujets, celui des différents groupes sociaux munis chacun d’une subjectivité ethnocentrique, sur un univers d’objets, soit une certaine sélection d’espèces vivantes.

Comme pour n’importe quelle autre manifestation de la pensée hu­maine, on aurait tort de croire que ce type de construction n’a été sécrété que par le cerveau des « Sauvages ». On en trouve une infinité de manifestations dans les replis quotidiens de la pensée « moderne » ou « postmoderne ». Tout l’individualisme occidental a visé à construire, entre les individus, une dis­tance équivalente à celle qui sépare les espèces vivantes. Ultimement, chacun de nous se conçoit comme une entité unique et parfaitement dissociée des autres, régie par son seul libre arbitre, créatrice de sa propre culture, de ses propres valeurs et de sa propre religion, seule source de son identité et même capable d’en recréer à volonté une nouvelle si nécessaire, et destinée à entraî­ner par sa mort l’anéantissement complet de l’univers, à l’image de ces pha­raons que tout leur entourage devait accompagner dans la mort[4]. Ce destin individuel, incarné dans un présent qui est affirmé comme seule valeur positive par contraste avec un futur investi du signe du néant absolu, s’oppose d’ailleurs au destin collectif qui, lui, est orienté vers un futur qualifié positive­ment (le progrès).

La série des possibles individualités humaines est sans doute celle qui incarne le plus parfaitement l’infinité des différences, bien plus que la série des cristaux de neige, des étoiles dans l’univers ou des structures moléculaires. Non seulement chacun est-il un univers absolument unique – qui en doute­rait ? –, mais la totalité des individualités réalisées dans toute l’histoire humai­ne n’entame aucunement l’étendue de cet éventail infini de possibles. La com­plexité de l’objet étant la mesure de cette étendue, l’imaginaire ou le savant calcul s’y perdent vite dans un vertige fascinant. Combien de person­nalités, combien de visages ou de timbres de voix, combien de pensées ou de rêves différents sont possibles? Cet infini-là est l’une des valeurs les plus sacrées de l’Occident prétendument profane – plus encore que l’Argent, les grandes Décla­rations de l’ONU, la Sélection naturelle ou la Loi de l’offre et de la demande. Aussi est-il ahurissant de constater que la réalité même des différences indivi­duelles soit si fortement niée chez tous ces Autres – tribus, peuplades, ethnies ou races – conçus comme des macro-individualités, entre lesquelles l’hérédité jouerait un rôle aussi déterminant qu’entre Nous, les individus.

Bien que la série des espèces vivantes nous apparaisse bien pauvre en comparaison avec celle des individualités, elle nous fournit un modèle pour penser ces différences entre individus. Cette représentation totémique surgit d’ailleurs à tous les détours du langage courant.Chacune ou chacun de nous n’est-il pas exposé à tout moment à être désigné ou à tout le moins pensé comme un requin, un loup, un porc, une vache, une poule, un coq, un rat, un chacal ou une sangsue ? Certains caricaturistes de génie ont développé l’art de visualiser ces identités, surtout à propos des chefs d’États, qui symbolisent souvent en même temps tout leur peuple. Ce totémisme a été utilisé plus consciemment par les scouts et guides, mais on le retrouve également dans l’horoscope. À titre de Taureau, je suis différent du Lion, du Scorpion, du Bélier ou du Poisson, même si les signes du zodiaque sont représentés par des espèces mythiques ou cosmiques qui ont peu à voir avec les espèces zoologi­ques. Cette autre série céleste joue le même rôle de miroir projeté dans la nature, grâce à un système de correspondances qui est l’essence du totémisme. On le retrouve aussi dans la Genèse, avec les bénédictions de Jacob adressées à ses douze fils, dont la moitié sont identifiés à une espèce différente : Juda est un jeune lion, Issacha est un âne robuste, Dan est un serpent, Nephtali est une biche rapide, Joseph est un plant fécond et Benjamin est un jeune loup.

Les douze fils de Jacob sont des « individus » mais, comme dans toute la Genèse, ce sont aussi des peuples, car ils seront à l’origine des douze tribus d’Israël. Le parallèle entre la série des peuples et celle des espèces était déjà évoqué dans le récit de Noé lorsque défilent, à la sortie de l’arche, les couples des différentes espèces animales et les trois couples formés par les fils et les brus de celui-ci, appelés à donner naissance aux différents peuples de la terre. Le totémisme occidental s’applique aussi au niveau des peuples, comme le rap­pellent les nombreux emblèmes : aigle américain, coq gaulois, castor canadien, cèdre libanais, kangourou australien. Ces emblèmes sont utilisés aussi par les sociétés internationales : le lion de Metro-Goldwin, la pomme de McIntosh, l’aigle de la Golden Eagle ou le pétoncle de Shell en sont des exemples parmi d’autres, à côté des clubs sociaux, des équipes sportives ou des modèles d’auto­mobile.

À première vue anodin, ce recours aux espèces vivantes n’en est pas moins révélateur de notre habitude d’emprunter aux catégories de la nature des modèles pour penser les différences entre les êtres sociaux. Là où cette pra­tique trahit le plus clairement notre conception du monde, c’est peut-être dans la construction de la série des races canines en étroite correspondance avec celle des peuples qui forment les clans de la société humaine : le berger allemand, le bouledogue anglais, le chihuahua mexicain, le caniche français, le lévrier russe, le cocker américain, le terrier écossais, ou même carrément « le danois » ou « le pékinois ». Dans ce cas, ce n’est pas la nature telle quelle qui nous sert de modèle, mais une nature modelée à l’image de nos mythes, comme si l’action des humains pendant plusieurs millénaires avait visé à démontrer que la sélec­tion, qu’elle soit naturelle ou sociale, aboutit réellement à de profondes diffé­rences de nature, bien qu’elle n’ait encore jamais permis de créer de nouvelles espèces (au sens biologique). La majorité des gens n’en sont pas moins convain­cus que la diffé­rence entre les peuples serait pareillement inscrite dans leurs gènes, dans leur « race », pour déterminer le sens de l’honneur des Siciliens, le sens de la fête des Brésiliens, le sens de la discipline des Allemands, le sens des affaires des Américains, aussi bien que le goût du sang ou du farniente attribué à tel ou tel peuple.

Le fait que « la science » nous affirme maintenant que ces diverses dispo­sitions ne sont pas réellement inscrites dans les gènes des nations ou des « races » semble n’avoir pas encore ébranlé l’architecture de notre vision du monde. On sait maintenant que ce totémisme repose sur une énorme fausseté, mais la vérité n’est pas l’assise sur laquelle se construisent les cultures, pas plus que les structures so­ciales ne sont généralement édifiées sur la base de la gentillesse. La distan­ce entre les « races » humaines ou entre les peuples est toujours appréciée à la hauteur de celle qui sépare les espèces, c’est-à-dire des entités séparées par une frontière très nette, celle qui interdit entre elles la reproduction de descendants fertiles. Cette conception des races comme équi­valentes à des espèces se manifeste éloquemment dans le langage courant, qui préfère éviter l’expression « espèce humaine » pour lui substituer, en anglais, celle de « human race » – ce qui est une façon de dire que « race » et « espèce » sont des synonymes –, ou en français, celle de « genre humain » – ce qui est une façon de dire que l’Humanité comprend plusieurs espèces humaines[5].

La forme de totémisme incrustée le plus profondément dans les replis de la culture moderne s’appelle l’évolutionnisme. C’est au milieu du XIXe siècle, en Angleterre, qu’a vu le jour cette nouvelle version du totémisme, avec la construction des deux séries parallèles et reliées par un effet de miroir, celle des espèces naturelles dans le schéma d’évolution formulé par Charles Darwin, et celle des espèces sociales dans le modèle évolutionniste élaboré en même temps par Henry Morgan, Edward Tylor et Herbert Spencer. En principe indé­pendants et reliés seulement à travers l’emprunt de métaphores, ces deux piliers de la pensée occidentale nous servent toujours à nous repré­senter l’exis­tence des peuples sur le modèle des espèces vivantes, au point où la majorité des Civili­sés en sont venus à se croire réellement plus évolués biolo­giquement que les Sauvages. Parmi les modernes, il existe toujours des êtres, appelés sociobiologistes, adeptes d’une croyance voulant que l’évolution des gènes et le dévelop­pement des sociétés constituent un seul et même processus.

L’évolutionnisme est un moule dans lequel toute la représentation occi­dentale du monde a été refondue de façon profonde et durable, et il n’est même pas encore assuré que nous soyons sur le point d’en sortir. La notion de post­modernité en est un des derniers avatars en date. Très populaire en cette époque de supposé vide idéologique, cette étiquette illustre bien la manie occidentale de prétendre situer dans un ordre évolutif des différences dont la portée réelle concerne les rapports sociaux entre des composantes actuelles de la société. Dans ce cas, la postmodernité, comme la modernité l’a fait, sert surtout à établir une distinction entre des « in » et des « out », les « pré- » créant l’iden­tité des Autres – mentalité prénewtonnienne, sociétés précolombiennes ou pré­capitalistes, etc. – et les « post- », celle des inclus dans le cercle du Nous. On peut presque s’étonner que les sociétés du Tiers-Monde ne soient pas désignées comme « pré-occidentales ». En y regardant de plus près, on constate que l’ère postmoderne est d’abord une aire postmoderne, issue du désir de délimiter un espace social plus restreint (celui des « in ») au milieu de l’espace « moderne » devenu un peu trop étendu sur la planète.

L’évolutionnisme est avant tout une forme de totémisme parce qu’au delà de son usage de la dimension temporelle dans le but d’établir une architec­ture sociale, son objet premier reste la fusion des ordres naturel et social. À cet égard, il découle en droite ligne de l’Ancien Régime. Cette croyance selon laquelle les différences sociales découleraient toujours de différences naturelles est issue de la vision que les nobles de l’Ancien Régime pouvaient avoir des gens du peuple, perçus comme des êtres différents naturellement (par le sang) plutôt que socialement. Pour eux, la chose était évidente. En dépit des appa­rences, une telle « évidence » est exactement du même type que celle qui alimente maintenant la croyance aux différences de « race », c’est-à-dire la croyance en un principe intégrateur, opérant dans nos chromosomes et respon­sable de certaines différences – autres que les différences reconnues comme étant « individuelles ».

On peut voir que la construction du mythe à partir de matériaux puisés dans une certaine réalité se fait en sens inverse selon qu’on compare les socié­tés dans le temps (dans l’histoire) ou dans l’espace (dans la géographie). En regardant les sociétés sur un axe temporel, c’est la réalité d’un certain processus d’évolution biologique (appliqué aux espèces) qui sert à construire le mythe d’une évolution sociale, tandis que, dans l’éventail géographique des formes de sociétés, c’est la réalité des différences sociales ou culturelles qui permet d’édi­fier le mythe des différences naturelles ou raciales sous-jacentes.

L’évolutionnisme est venu réaliser une parfaite inversion de la vision occidentale du monde, par rapport à celle qui était formulée dans notre mythe d’origine, la Genèse. Dans ce récit, l’humanité est réellement une fraternité de peuples, parce que ceux-ci, étant les descendants des fils d’Adam et Ève, ou de ceux de Noé, d’Abraham, d’Isaac ou de Jacob, sont toujours parents entre eux. Le fait que l’ethnocentrisme y découpe toujours un lignage béni, comme dans toutes les histoires nationales, n’abolit pas cette parenté entre les peuples ni leur commune nature. Par contre, les espèces naturelles sont parfaitement séparées entre elles, que ce soit au moment de leur création ou lors du défilé des animaux au sortir de l’arche. La vision moderne du monde a inversé cette structure. Le darwinisme a réuni les espèces vivantes en une grande famille, en imaginant leur origine comme un processus de génération graduel et continu, sans qu’aucune rupture ne soit marquée entre elles[6]. Quant aux peuples, en dépit d’un humanisme de façade formulé en termes surtout moraux et pratiquement dénué de toute référence factuelle, c’est la rupture entre eux qui est toujours marquée, à l’image du modèle totémique, surtout depuis la prétendue accession des anciennes colonies à « l’indépendance ».

Comment manipuler les différences pour créer de l’indifférence

La façon moderne de créer et de gérer les différences dans la société en lui appliquant le modèle des différences dans le monde aboutit à concevoir les autres sujets sociaux comme des objets, et non pas à concevoir les êtres naturels comme des sujets, tel que le font beaucoup de sociétés non occidentales – tout en se servant du totémisme surtout pour organiser leurs rapports sociaux. Le traitement moderne des différences viserait donc surtout à créer de l’indiffé­rence. Ce résultat n’est certes pas nouveau, puisque tous les bâtisseurs d’em­pires de l’Antiquité ont bien dû trouver des façons de rester insensibles aux souffrances de leurs vaincus ou de leurs esclaves. Mais l’architecture occiden­tale des représentations dénote une certaine originalité, qui ne tient pas tant à son inspiration totémique qu’à sa structure évolutionniste.

Le procédé est simple : il s’agit essentiellement d’effacer toute conscience d’un système fondé sur des rapports sociaux de domination – i.e. des inégali­tés – pour lui substituer l’image d’une série d’entités sociales séparées et indé­pendantes les unes des autres – i.e. des différences. C’est en ce sens que les déclarations d’indépen­dance des nations ont joué un rôle crucial, puisque chaque nation du Tiers-Monde devient alors seule responsable de son sous-développement. Cette vision du monde est inscrite dans les déclarations de l’Unesco, comme on l’a vu. Elle s’exprimait encore plus clairement dans la Déclaration sur la race de 1950, qui préfère parler des « différences » plutôt que des rapports de domination :

« Les données scientifiques dont on dispose à l’heure actuelle ne corroborent pas la théorie selon laquelle les différences génétiques héréditaires constitue­raient un facteur d’importance primordiale parmi les causes des différences qui se manifestent entre les cultures et les œuvres de la civilisation des di­vers peuples ou groupes ethniques. Elles nous apprennent à l’inverse que ces différences s’expliquent avant tout par l’histoire culturelle de chaque groupe. » (article 10)

En principe, cet énoncé solennel vient mettre de côté la race comme cause des différences entre cultures – une mise au rancart toute relative, puisque la race est écartée seulement comme « facteur d’importance primor­diale » –, et affirmer plutôt le rôle de l’« histoire », mais il s’agit d’une histoire séparée pour chaque peuple et non pas de l’histoire des empires ou du colonia­lisme. Chaque peuple aurait donc évolué indépendamment, chacun selon son génie. Selon cette logique, même des nations fabriquées de toutes pièces par les puissances occidentales, comme Haïti, auraient elles-mêmes façonné leur propre culture en toute liberté, au même titre que les Inuits ou les Pitjanjaras. Une telle vision des choses est alimentée par l’avalanche des statis­tiques compa­ratives sur le revenu per capita, l’espérance de vie, l’analphabétisme ou la mortalité infantile des différentes nations, dans un concert où l’abondance des comparaisons sert à dissoudre toute conscience des rapports entre ces nations. C’est que ce type de comparaison implique que les entités sont extraites de la réalité, de sorte que les relations réelles (sociales) entre elles se dissolvent pour faire place aux relations mentales permises par la comparaison. À la limite, dans tout le discours sur le respect des différences, c’est la pauvreté, la famine ou la guerre qui sont vues comme des caractéristiques culturelles originales plutôt que comme des effets d’un système réel de rapports sociaux à plus vaste échelle.

L’idée de concevoir les inégalités comme de simples différences s’appli­que aussi bien à la représentation des privilèges établis à l’intérieur d’une société locale. La contribution des pauvres à la richesse des riches est d’autant plus ignorée qu’on semble avoir éliminé toute trace de pensée marxiste des systèmes de pensée politique et sociale dominants. Seuls quelques évêques dénoncent encore les injustices sociales et la pauvreté. Les projecteurs restent toujours braqués sur les canaux officiels de transmission de la richesse, qui sont censés partir de la poche des riches pour se rendre jusqu’à celle des pauvres en passant par les impôts, le budget de l’État et l’aide sociale. Quant aux sources de la richesse, on oubliera volontiers l’appartenance aux clubs sélects pour invo­quer plutôt le talent individuel, soit un facteur surtout inscrit dans la nature. C’est la conception rousseauiste qui nous sert toujours.

Il en va de même sur le plan international, où c’est l’« aide » qui mono­polise la conscience occidentale, mais au-delà de cette charité bien ordonnée dont les fruits se retrouvent magiquement dans la poche des donateurs, la création de l’indifférence par le système est parfaitement réussie. Les droits humains restent définis à l’intérieur de chaque État, chaque individu ayant officielle­ment droit à une citoyenneté, mais seulement sur le territoire de sa naissance – et dire que les grandes révolutions française ou américaine ont prétendu mettre au rancart les inégalités fondées sur la naissance ! Bref, nos juristes ont toujours décidé « qu’un homme ne naîtrait pas homme ». L’instrument matériel et mental de la différence reste la frontière, cette porte fermée dans un sens à la circulation des personnes, mais ouverte au libre-échange des biens et des symboles – capitaux, dette, aide, ultimatums, profits, dévaluations moné­taires.

Le seul endroit du monde où ce système n’avait pas été bien établi, c’était, jusqu’à cette année, l’Afrique du Sud, où s’appliquait le régime poli­tique de l’Apartheid, mis en place l’année même où l’ONU formulait sa pre­mière grande Déclaration des droits de l’Homme (1948). On peut se demander si la condamnation de ce régime ne tenait pas surtout au fait qu’il révélait trop crûment la véritable structure de la société planétaire, cachée à la conscience par la mise en place des frontières et des indépendances nationales, comme le suggère cet expert canadien :

« L’Afrique du Sud est probablement le seul pays au monde qui abrite des sociétés modernes et du Tiers-Monde sur un même territoire national. Le pays ne peut se payer le luxe de débattre les différences des deux côtés d’une frontière internationale comme le fait le reste du monde[7]. »

Il est pour le moins ironique de réaliser que ce constat est formulé dans un ouvrage qui cherche surtout à excuser l’Apartheid, en montrant qu’il n’est somme toute pas si terrible, puisqu’il ressemble au reste du monde et qu’un simple jeu de frontières suffirait à restaurer la morale internationale:

« La réalité unique de l’Afrique du Sud […] est le fait que ces deux mondes sont rassemblés dans un seul pays, plutôt que d’être convenablement séparés par des unités politiques. »[8]

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de se conformer au modèle international en créant des États pour chaque « tribu » sud-africaine que le régime de l’Apartheid a dû céder le pas et se résoudre à adopter une autre enve­loppe institutionnelle, assuré qu’il était de pouvoir conserver l’Apartheid de fait, comme ce fut le cas avec la décolonisation.

De nos jours, l’indifférence reste un état de fait général, malgré les authentiques élans de coopération ou de commisération. Pour une large part, cette indifférence tient au fait que l’on se représente les Autres comme étant « différents » à la manière des espèces ou des races qui incarnent les différences existant dans le monde. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer l’échelle des valeurs dans le monde et dans la société, soit celle des valeurs monétaires des différentes races de chiens, dont les extrêmes vont du simple au quadruple, et celle des revenus per capita, où les Allemands ont un revenu 93 fois plus grand que les Afghans (voir encadré 3). En fait, l’éventail des inégalités sociales est encore beaucoup plus grand, puisque le revenu moyen en Suisse, 35 081 $ US (1993), est 585 fois plus grand qu’au Mozambique, où il est de 60 $ US (1992)[9].

***

Encadré 3 : La valeur des différences

Les différences dans le monde (Races de chiens : prix courant*) Les différences dans la société (Revenu annuel per capita**)
Cocker américain : 250 $ à 300 $

Lévrier afghan : 500 $ à 600 $

Berger allemand : 300 $ à 400 $

Pékinois : 300 $ à 400 $

Bouledogue anglais : 800 $ à 1 000 $

Chihuahua mexicain : 300 $ à 500 $

Danois : 500 $ à 600 $

États-Unis : 23 000 $

Afghanistan : 300 $

Allemagne : 28 000 $

Chine : 400 $

Royaume-Uni : 18 400 $

Mexique : 3 540 $

Danemark : 21 030 $

* Prix courants selon un chenil de la région de Québec.

** Données de 1992, selon l’Atlaseco de poche 1994, Éditions du Sérail.

.***

Ces inégalités sont parfois marquées entre voisins immédiats, comme le Mexique et les États-Unis, entre lesquels passe la frontière du Tiers-Monde . Les deux pays, avec le Canada, sont maintenant associés par un traité de libre-échange, l’ALENA, et les États-Unis ont récompensé le Mexique pour son adhé­sion sans conditions à ce traité en appuyant son entrée dans le club des nations riches, l’OCDE. Les symboles sont toujours plus que des symboles, mais ils sem­blent souvent avoir un poids supérieur aux réalités de l’univers matériel : c’est ainsi que les Sud-Africains noirs pourront voter, tout en acceptant en contre­partie de laisser aux Sud-Africains blancs l’essentiel des richesses dont ils ont réussi à s’accaparer, le tout dans le respect des « différences ».

Si l’astuce de Rousseau a été d’appeler « inégalités » les différences obser­vées dans le monde pour en venir à sanctionner l’état des inégalités instaurées dans sa société particulière, on peut voir que les architectes de la société mon­diale sont parvenus au même résultat en procédant à l’inverse, c’est-à-dire en appelant « différences » les inégalités établies dans cette structure sociale – dite « internationale » – dans le but d’alimenter l’indifférence nécessaire à son bon fonctionnement.

Bibliographie

Atlaseco de poche 1994, Paris, Éditions du Seuil.

BLONDIN, Denis. Les deux espèces humaines, Montréal, La Pleine Lune, 1994, et Paris, L’Harmattan, 1995.

DUMONT, Louis. Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil, 1983.

L’État du monde. Édition 1995, La Découverte/Boréal.

GUNN, Angus. L’Afrique du Sud. Un monde au défi. Vancouver, Legacy Press, 1990.

NATALIS, E. À travers le vaste monde, Liège, Dessain, 1962.

ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Hatier, 1992.

UNESCO. Déclaration sur la race, 1950.

UNESCO.  Déclaration sur la race et les préjugés raciaux, 1978.

VINCKE, Édouard. Géographes et hommes d’ailleurs. Analyse critique de manuels scolaires, Bruxelles, Centre bruxellois de recherche et de documen­tation pédagogique, p. 78.


[1] Seuil, 1983.

[2]. E. Natalis. À travers le vaste monde,  Liège, Dessain, 1962, cité dans : Vincke, É. Géographes et hommes d’ailleurs. Analyse critique de manuels scolaires, Bruxelles, Centre bruxellois de recher­che et de documentation pédagogique, p. 78.

[3]. Paris, Hatier, 1992, p. 126.

[4]. Et l’on prétendra que c’est l’Occident qui a poussé l’individualisme à ses sommets !

[5]. Cette vérité cachée a inspiré le titre d’un essai dans lequel j’ai tenté d’analyser certains fonde­ments du paradigme occidental : Les deux espèces humaines, La Pleine Lune, Montréal, 1994.

[6] Et pourtant les espèces vivantes sont bel et bien interstériles, ce que la biologie moderne n’a pas encore réussi à intégrer dans ses modèles théoriques de l’évolution. En général, cette question n’est même pas sérieusement envisagée, tant l’étreinte exercée par le darwinisme sur la pensée actuelle reste puissante.

[7]. Angus Gunn. L’Afrique du Sud. Un monde au défi, Legacy Press, Vancouver, 1990, p. 15.

[8] . Ibid., p. 18. C’est moi qui souligne.

[9]. L’État du monde. Édition 1995, La Découverte/Boréal.

2 commentaires pour La production de l’indifférence

  1. une belle indépendance d’esprit

  2. Ping : Pourquoi la photographie du petit Aylan Kurdi a changé la donne. | Blogue d'anthropologie naïve

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